19 août 2016
"Le juge administratif de Nice a appuyé la décision du maire de Cannes en se fondant sur le risque de "trouble à l’ordre public". À bon escient ?
La notion d’« ordre public » ressemble à s’y méprendre à un légume. On le choisit selon la saison et on l’accommode à sa façon ; par temps d’état d’urgence, le voilà particulièrement relevé. L’ordonnance rendue samedi 13 août par le tribunal administratif de Nice n’en finit plus de surprendre juristes et professionnels du droit. [...]
Si on comprend les aspirations légitimes des politiques à lutter contre le communautarisme, rien dans la loi ne permet d’interdire le port d’une telle tenue vestimentaire. Aussi la loi de 2010 n’a-t-elle fait qu’interdire « la dissimulation du visage » dans l’espace public. Elle s’applique aussi bien au niqab ou à la burqa qu’au manifestant cagoulé ou à toute personne qui déciderait de se balader à pied avec son casque de moto sur la tête. [...]
Samedi dernier, le magistrat du tribunal administratif de Nice a commencé par balayer pour défaut d’urgence la requête qui lui était présentée par le CCIF. « Le juge a considéré qu’il n’y avait pas d’urgence particulière à annuler un arrêté qui était déjà en vigueur depuis le 28 juillet dernier, dont les effets prendront fin le 31 août prochain, et qui n’a été attaqué que le 12 août », résume Caroline Lantero, avocate et maître de conférences en droit public à l’université d’Auvergne. Jusque-là, rien de parfaitement insensé [sic [1]].
Mais le magistrat s’est ensuite livré à une appréciation audacieuse de l’ordre public et s’est appuyé sur « le contexte de l’état d’urgence » et les « récents attentats islamistes » pour justifier sa décision. Les plaignants, « manifestement de confession musulmane », ont affiché des « signes religieux ostentatoires », en l’espèce des « tenues de plage affichant leur religion [qui] sont de nature à créer ou exacerber des tensions », affirme-t-il. Le magistrat ajoute : une telle « tenue de baignade compliquerait l’intervention des secouristes en cas de noyade ». Dès lors, « la mesure de police limitée au mois d’août ainsi prise par le maire de Cannes [...] n’est pas disproportionnée », conclut le juge.
Un raisonnement qui ne cesse d’être critiqué par les professionnels du droit. D’abord, parce qu’il stigmatise directement les musulmans. Ensuite, parce qu’il fait de l’ordre public une sorte de pot-pourri dans lequel on pourrait mettre tout et n’importe quoi. Sur Twitter, un juriste s’insurge : « Dans la logique de cette ordonnance, on pourrait interdire aux personnes de même sexe de s’embrasser sur la plage ou sur des lieux fréquentés en usant d’arguments liés à la sensibilité de ces lieux, en raison par exemple d’un rassemblement récent de la Manif pour tous ou des polémiques sur le mariage gay ou la PMA. » Dans ces conditions, le risque de débordement ou de trouble à l’ordre public ne serait plus caractérisé par le mauvais comportement d’une personne, mais par les réactions négatives qu’il suscite dans l’opinion, qu’importe que ce comportement soit légal ou pas.
D’autres juristes affirment au contraire que l’ordre public doit être interprété « à un moment donné et dans une société donnée ». Selon eux, le juge de Nice a donc eu raison de justifier sa décision en invoquant l’état d’urgence et les crispations identitaires qu’il faut à tout prix éviter. [...]
Et si tout n’était finalement qu’une question de courage politique ? Sur Europe 1, Laurence Rossignol, ministre des Droits des femmes, a ainsi qualifié le burkini d’« archaïque ». Il faut le combattre, a dit la ministre, « mais il ne faut pas le faire pour d’autres raisons que l’émancipation des femmes ». Laurence Rossignol ne s’est cependant pas mouillée et n’a pas commenté l’interdiction du burkini sur les plages de Cannes et de plusieurs autres communes de France. En avril 2016, Manuel Valls avait tenu une posture similaire auprès du quotidien Libération. Le Premier ministre s’était dit favorable à l’interdiction du voile à l’université, avant de rappeler que des « règles constitutionnelles rend[aient] cette interdiction difficile ». Un vide politique et un manque de volonté qui conduisent inévitablement à des difficultés sur le terrain.
En 2013, une école avait ainsi refusé à une maman [mère [2]] voilée d’accompagner des enfants lors d’une sortie scolaire. La maman [mère [3]] avait immédiatement attaqué en justice et obtenu raison devant le juge du fond : l’école ne s’était en effet appuyée sur aucun texte pour justifier sa décision. En réalité, et comme le souligne la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance [4] dans son rapport de mars 2016, les sorties scolaires étaient régies en France par deux règles différentes. Une circulaire de 2012, d’une part, qui interdisait aux mères voilées d’être présentes lors des sorties scolaires. Et un avis du Conseil d’État de décembre 2013, d’autre part, selon lequel les parents d’élèves échappaient à l’obligation de neutralité du service public. Le gouvernement n’a jamais voulu trancher...
Plus récemment, en 2014, le maire UMP de Wissous avait pris un arrêté pour interdire le port de signes religieux lors de l’opération estivale « Wissous-plage ». « C’est une mesure d’ordre public, affirmait déjà le maire à l’époque. Nous avons souhaité affirmer la laïcité pour permettre le vivre-ensemble. » Un argument qui n’a pas été entendu. Par deux fois, en août 2014, le tribunal administratif de Versailles a suspendu l’arrêté municipal… Dans l’affaire des burkinis de Cannes, le Collectif contre l’islamophobie en France a annoncé qu’il se pourvoyait en cassation. Le Conseil d’État a un mois pour statuer."
Lire "Burkini : face au vide politique, la justice désemparée".
[1] Note du CLR.
[2] Note du CLR.
[3] Note du CLR.
[4] Organe du Conseil de l’Europe (et non de l’Union européenne) Note du CLR.
Lire aussi « Ne soyons pas naïfs sur le symbole de cette étoffe » (A. Wassef, liberation.fr , 17 août 16) , "Un vêtement pas comme les autres" (Amar Bellal, PCF 13, 16 août 16), Le burkini est "destiné aux femmes musulmanes voulant respecter les préceptes de leur religion", selon 20minutes.fr (avec AFP), Burkini : "L’islamisme prend d’abord la forme d’un impérialisme culturel" (M. Bock-Côté, lefigaro.fr/vox , 9 août 16), "Liberté à la piscine (privée) pour les bigotes musulmanes, laïcité dans la sphère publique !" (C. Arambourou, Ufal, 10 août. 16), "Vu d’Algérie. Burka et burkini, une provocation inutile en France" (algerie-focus.com / courrierinternational.com, 8 août 16), "Le burkini de la discorde" (J.-M. Bouguereau, larepubliquedespyrenees.fr , 5 août 16), "Le burkini de trop !" (LDIF, 4 août 16), "L’islam en France : ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas" (P. d’Iribarne, lefigaro.fr/vox , 4 août 16), Parc aquatique privatisé : "Religions, repli communautaire", avec Guylain Chevrier (France Bleu, 4 août 16), "Marseille : la privatisation d’un parc aquatique jugée « communautariste » par des élus" (lefigaro.fr , 3 août 16), "Hijab Day, Burkini : la femme est toujours l’arme du crime" (F. Boudjahlat, marianne.net , 13 juil. 16), "Merci Madame la Ministre pour votre colère à propos de la mode islamique !" (Associations féministes et laïques, 31 mars 16), "Marché de « la mode musulmane » : extension du domaine de l’islam politique" (I. Kersimon, lefigaro.fr/vox , 25 mars 16), "Burkini autorisé, string interdit : des vagues dans les parcs aquatiques français" (madame.lefigaro.fr , 14 août 15), G. Chevrier : "Voile à la plage : entorse à la laïcité ou choc culturel ?" (lefigaro.fr/vox , 19 août 14), "Wissous : le maire UMP interdit le port du voile à la Plage" (leparisien.fr , 8 juil. 14), "La justice suspend l’interdiction du port de signes religieux à « Wissous plage »" (lefigaro.fr , 12 juil. 14), "La justice suspend à nouveau l’arrêté anti-voile à Wissous Plage" (AFP, liberation.fr , 12 août 14), le communiqué du CLR Wissous Plage : le CLR appelle à sortir de la confusion (21 juil. 14), Burqa : dignité contre liberté ? Le précédent juridique du lancer de nains (liberation.fr , 18 déc. 09), C. Kintzler : “La laïcité face au communautarisme et à l’ultra-laïcisme” (mezetulle.net , 14 oct. 07) (note du CLR).
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales