Revue de presse

G. Chevrier : "Voile à la plage : entorse à la laïcité ou choc culturel ?" (lefigaro.fr/vox , 19 août 14)

22 août 2014

"Nadine Morano a déclaré sur Twitter que « voir sur le territoire des droits de l’homme » une femme voilée sur la plage « est exaspérant ! ». Pour Guylain Chevrier, un débat ouvert sur l’islam, la laïcité et l’identité française est désormais inévitable.

Guylain Chevrier est membre de la mission laïcité du Haut Conseil à l’Intégration (2010-2013), formateur en travail social et chargé d’enseignement à l’université, docteur en histoire.

FigaroVox : Sur Twitter, Nadine Morano s’est insurgée contre la présence d’une femme voilée sur une plage. En juillet, le maire UMP de Wissous (Essonne) avait également interdit le port de signes religieux lors de l’opération estivale « Wissous Plage », provoquant le refoulement de deux femmes voilées. « C’est une mesure d’ordre public. Nous avons souhaité affirmer la laïcité pour permettre le vivre-ensemble ». Peut-on vraiment invoquer la laïcité pour interdire la présence de femme voilée sur les plages ? N’y a-t-il pas un risque de dérive liberticide ?

Guylain CHEVRIER : Les signes religieux ne sont évidemment pas interdits dans l’espace public. Si on se réfère à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » Les seules restrictions données à cette large liberté, relèvent de ce qui constitue « des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » Une définition très large qui peut d’ailleurs télescoper nos principes républicains. Avec l’acquis de la laïcité, nous avons fait de la foi une question personnelle, de for intérieur, relative à la sphère privée. Le sacré est rentré dans les églises, la religion devenant une affaire entre le croyant et son culte qui n’avait plus de prise sur l’ensemble de la société.

Nous n’avons pas que séparé le religieux de l’Etat en le séparant des Eglises, mais par là nous avons aussi interdit l’accès du religieux au politique. N’oublions pas que les différents organes de l’Etat se trouvent définis dans notre Constitution dont le système des partis, et si notre République est laïque, comme l’affirme son article premier, les partis politiques ne sauraient être l’émanation d’une église. Il en va du bon fonctionnement de notre Etat de droit. Le retour actuel de signes religieux dans l’espace public, à travers le développement du voile, pose un problème à deux niveaux dans ce contexte. D’une part, ce signe religieux manifeste l’appartenance à un groupe communautaire qui fait pression politique sur la société pour obtenir, par l’entremise de nombreuses revendications religieuses, des concessions-dérogations à la règles communes, d’autre part, c’est le retour dans l’espace public de signes religieux en nombre, c’est-à-dire, du sacré dans l’espace profane, dans l’espace civil.

Donc, il y a ici une difficulté avec l’islam qui tient d’une histoire de la laïcité qui a mis en France en retrait le sacré de la société civile, de l’espace public, par sécularisation. On peut prendre l’exemple des fêtes catholiques de notre calendrier, devenues des jours fériés inscrits dans le Code du travail ainsi laïcisés et perdant, pour l’essentiel, leur signification religieuse. Ce n’est pas un reniement de notre histoire mais une évolution qui a suivi celle de notre Etat de droit, de la liberté qui y est attachée, tout en garantissant avec la liberté de conscience le libre exercice des cultes.

On ne peut pas nier que l’évolution actuelle de l’islam communautaire, marquée par un refus du mélange au-delà de la communauté de croyance clairement exprimé à travers le port du voile, ne questionne pas notre vivre-ensemble fondé sur le brassage des populations, le mélange justement auquel invite la laïcité qui met l’intérêt général au-dessus des religions.

De là à en venir à interdire les plages aux femmes voilées, il y a un pas à franchir qui serait celui de l’interdiction général du voile, qui n’est à ma connaissance au programme d’aucun parti politique. Je crois qu’il y a là surtout la volonté de provoquer par ces déclarations spectaculaires un débat. Il ne faudrait pas que cela soit avant tout pour faire du bruit avec des arrières pensées politiques préparant déjà des présidentielles sur ce thème, ce qui serait contre productif et même une fuite en avant dangereuse.

« Lorsqu’on choisit de venir en France, État de droit, laïc, on se doit de respecter notre culture et la liberté des femmes. Sinon, on va ailleurs ! » a ajouté l’ancienne ministre de la famille. Cette affaire est-elle malgré tout révélatrice d’un malaise identitaire et d’une crise de l’intégration ?

Par-delà les termes abruptes et exaspérés de l’ancienne ministre, qui relèvent d’une surenchère qui peut inquiéter et dénotent avec l’esprit d’accueil de notre République, il est certain qu’une crainte monte aujourd’hui relativement aux risques de radicalisation que fait courir ce mouvement de revoilement auquel nous assistons. Il faut dire que ce signe religieux n’est pas sans signification quant à la définition du statut de la femme qui y est en général attaché.

Cette inquiétude est à la mesure des confusions actuelles entre radicalisme et islam modéré que ne lève pas, comme il le devrait, le Conseil Français du Culte Musulman, rajoutant au contraire du brouillage à cet endroit. Récemment, il a initié une « Convention citoyenne des musulmans de France pour le vivre-ensemble ». Celle-ci se présentait comme entendant faire prendre en compte par les musulmans l’adoption de la laïcité et les questionnements de la modernité. On explique que dans sa première partie elle regroupe 9 articles et traite des questions qui font débat, tel l’article 3 concernant « la femme musulmane », qui explique que le « Coran confère une égalité totale aux femmes et aux hommes ». Le document cite ce verset, Coran 2-228 : « Et les femmes ont des droits sur les hommes semblables à ceux que les hommes ont sur elles ». Sauf que, à bien y regarder, on trouve l’opposé de cette interprétation dans le Coran. Si la femme est censée partager la même obligation de respect de son culte que l’homme, elle le fait d’une position inférieure. Dans la sourate 2 ou dans la sourate 4, voilà ce qui est écrit : Sourate 2-228 ; (les femmes) « Elles ont des droits équivalents à leurs obligations, conformément à la bienséance. Mais les hommes ont cependant une prédominance sur elles. Et Allah est Puissant et sage. » Ce verset ne fait que répéter ce que l’on trouve à la sourate 4 qui est consacrée plus particulièrement aux femmes : Sourate 4-34 ; « les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celle-ci… » Tous les ouvrages consacrés à l’islam soulignent le statut juridique inférieur de la femme, la moindre valeur du témoignage d’une femme, de sa part d’héritage, du fait qu’un homme peut avoir plusieurs épouses alors que le divorce de la femme passe par sa répudiation du fait de son époux…

Cette façon de faire, qui part peut-être de cette bonne intention de donner une bonne image de l’islam, se renverse dans son contraire en nuisant à la nécessité de lever les tabous, pour enfin ouvrir un véritable débat sur ce sujet de plus en plus brûlant. Il faudrait aussi pour cela que l’on arrête de faire à tout propos des procès en islamophobie dès que l’on évoque les difficultés rencontrées avec cette religion. Dans nombre de pays musulmans, les femmes ont un statut minoré lorsqu’il n’est pas tout simplement discriminatoire, ce qui n’est pas sans influence sur la façon dont une partie des musulmans de France entendent vivre leur religion. Mais on ne saurait laisser s’installer une sorte de droit à plusieurs vitesses dans les faits dans ce domaine, ce qui constituerait un péril mortel pour notre République. Il faut pouvoir ouvrir sérieusement ce débat et que l’on crève ce qui commence à faire comme une sorte d’abcès pour notre vivre-ensemble dont fait commerce le Front National pour qui c’est dramatiquement du pain béni. Il en va aussi de permettre, que les musulmans silencieux qui veulent être partie prenante de notre République et ne pas subir de pression communautaire puissent enfin se faire entendre, pour peser dans l’autre sens.

Face à cette crise, la laïcité est-elle toujours un rempart suffisant ? Est-ce simplement un problème de laïcité ou plus largement un choc des valeurs morales et culturelles ?

Il en va sans doute des deux niveaux qui se recoupent. La laïcité s’inscrit dans un processus historique d’émancipation de l’Etat du religieux, de l’influence de l’Eglise catholique qui, alliée à l’Etat, constituait un obstacle à l’établissement pour chacun de vivre selon ses libres choix articulés aux mêmes droits. Nous sommes passés ainsi d’une morale religieuse à une morale républicaine comme référence commune. Notre citoyenneté s’est construite sur ce mode, fondée sur un principe d’égalité qui est allé jusqu’à l’égalité homme-femme, qui ne peut être respecté si les différences de toutes sortes se mêlent de codifier les rapports sociaux en ramenant le religieux dans le jeu. Il y a donc ici aussi un choc moral et culturel.

Les pays d’origine des personnes qui décident aujourd’hui de porter le voile n’ont pas opéré cette séparation, qui a été le tournant historique pour notre citoyenneté que je viens brièvement de décrire. Il y a donc pour ces personnes un choix à faire entre ce que propose notre République, son projet qui va avec un modèle d’intégration, et l’attachement à une origine qui peut amener au rejet de la société française et de ses valeurs. Il ne faut pas sous-estimer les risques de fractures que cette situation peut potentiellement contenir. Se référer avant tout à des valeurs et des codes religieux vus comme supérieurs à la loi commune, est une forme d’enfermement qui rompt avec l’idée du bien commun et de l’intérêt général et donc, peut favoriser des divisions du corps social et politique qui ne peuvent être qu’au désavantage de tous.

N’y a-t-il pas une forme d’hypocrisie à se réfugier en permanence derrière la laïcité ? Pourquoi ne pas dire tout simplement que certaines valeurs véhiculées par l’islam radical, comme la domination des femmes, sont contraires à nos traditions, à notre histoire et aux principes qui ont fondé notre République ?

Effectivement, il faut oser défendre une certaine cohérence des valeurs qui sont les nôtres avec le modèle de société et de conception de l’homme que cela recouvre, avec quoi il n’y pas de compromis possible où ce serait en faire le deuil. La laïcité est au cœur de cet enjeu mais n’en est pas le seul.

On sait combien il reste difficile d’aborder librement ces questions, car il existe dans le camp laïc lui-même des affrontements autour de la laïcité. Certains refusent toute critique du communautarisme et des pressions religieuses qu’il exerce dès que cela concerne l’islam, considérant sinon, que ce serait nourrir le discours anti-immigré du FN. Comme je l’ai souligné plus haut, un véritable débat est absolument nécessaire aujourd’hui si on veut déjouer un certain nombre de pièges que le religieux comprend pour le principe de liberté. Ceci, au moment même où l’on voit derrière la notion de communauté tout à fait respectable, déjà les signes d’un communautarisme qui ne veut pas dire son nom s’installer, qui lui ne peut être toléré.

Peut-on légiférer en ce sens ?

Je crois que la question relève plus de la capacité de l’Etat et de sa volonté à réaffirmer la laïcité que de légiférer en tout, sans pour autant se l’interdire. Ce qui implique qu’il prenne des initiatives pour lever les confusions qui règnent à ce propos. Ce qu’il faut, c’est d’abord rompre avec les aménagements et concessions incessantes faites dans ce domaine à la montée des revendications identitaires à caractère religieux. Une loi sur la petite enfance est toujours attendue pour garantir leur liberté de conscience comme à tout un chacun, à quoi s’était engagé le président de la République dans la continuité de l’affaire de la crèche Baby Loup. Rappelons que la Cour de cassation a finalement donnée raison à la directrice de la crèche d’avoir licencié une employée voilée alors que son règlement intérieur affirmait le principe de laïcité et de neutralité, ce dont une loi pourrait s’inspirer dans ce domaine.

Il est question aussi de volonté politique, concernant le nécessaire refus de l’accompagnement par des mères voilées des sorties scolaires, que l’actuel ministre de l’Education Nationale propose de gérer au cas par cas. Une position qui remet en cause la « circulaire Chatel » qui permettait de le refuser, celle-ci s’appuyant sur une décision du Tribunal administratif de la ville de Montreuil sous Bois qui avait donné raison à une école où on avait refusé ce type d’accompagnement, le jugeant incompatible avec la mission de neutralité du service public qu’elle s’exerce dans ou à l‘extérieur de l’école.

Il faut de la pédagogie et de la fermeté sur nos principes républicains. Ce sont ces principes qui constituent finalement au plus profond notre identité française avec cette laïcité qui en est le reflet, comme le pays qui dans le domaine de la séparation du politique et du religieux est allé le plus loin telle que la Révolution française, dans le domaine de l’égalité des droits, l’avait précédemment fait. C’est la marque de fabrique de ce creuset français qui a permis d’intégrer, par le mélange, des générations d’immigrés et d’enfants d’immigrés. Si on veut pouvoir continuer dans ce sens, il ne faut pas que tremble, ni l’exécutif ni le législateur, face au défi que nous lance aujourd’hui la place du religieux au regard d’une liberté que ce dernier ne saurait subvertir, au risque de tout perdre."

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