Revue de presse

Zeev Sternhell : "Anti-Lumières de tous les pays..." (Le Monde diplomatique, déc. 10)

31 janvier 2011

(Le Monde diplomatique, déc. 10). "Le respect des identités et de leurs cultures, la défiance envers les idéologies du progrès, la critique du rationalisme et de sa prétention à l’universel : autant de caractéristiques d’une sensibilité politique contemporaine qu’on peine parfois à situer sur l’échiquier politique. Ce courant a pris naissance au XVIIIe siècle, pour s’opposer à la conception de l’individu autonome, acteur de ses choix, qui est le principe même de la démocratie."

"Pour la pensée politique représentée par le puissant et tenace courant anti-Lumières, l’individu n’a de sens que dans et par la communauté, il n’existe que dans le particulier concret et non dans l’universel abstrait. Il faut donc privilégier ce qui distingue, divise, sépare les hommes : ce qui fait leur identité, irréductible à la seule raison, et bien plus vigoureuse.

Cette question « identitaire », de nouveau à l’ordre du jour, en France comme ailleurs, n’a jamais disparu depuis que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a formulé la définition de la nation selon les Lumières : « une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue du pays, renfermée dans de certaines limites, et qui obéit au même gouvernement (1) ». Pas un mot sur l’histoire, la culture, la langue ou la religion : c’est ainsi qu’est venu au monde le citoyen, affranchi de ses particularités. C’est sur cette base que furent libérés par la Révolution les juifs et les esclaves noirs : pour la première fois dans l’histoire moderne, tous les habitants d’un même pays obéissant au même gouvernement devinrent des citoyens libres et égaux en droit, relevant tous des mêmes lois. Cette conception de la nation, il convient de le préciser, n’exprimait pas une réalité sociologique ou culturelle, mais représentait l’effort héroïque des penseurs des Lumières pour dépasser les résistances de l’histoire, libérer l’individu des déterminismes de son temps, notamment de la religion, et affirmer son autonomie. [...]

Le nationalisme, qui allait traverser les XIXe et XXe siècles comme un cyclone, est toujours bien vivant. On prétend souvent qu’il est né de la Révolution française même. C’est tout le contraire : la révolution ne fut possible que parce que la nation était déjà une réalité, et le transfert de souveraineté pouvait se faire d’une manière naturelle. Mais Diderot et d’Alembert voulurent donner à cette réalité un sens politique et juridique, en l’infléchissant dans le sens d’une collectivité d’individus : il ne fallait pas permettre que l’histoire et la culture rendent l’homme prisonnier d’un quelconque déterminisme. Pour eux comme pour Kant, les Lumières étaient un processus par lequel l’individu accédait à la maturité, et sa libération des entraves de l’histoire constituait l’essence des Lumières et la naissance de la modernité.

Depuis lors et jusqu’à nos jours, dans la pensée des Lumières, le bien de l’individu constitue l’objectif final de toute action politique et sociale. En revanche, pour les anti-Lumières des XIXe et XXe siècles, la communauté a préséance sur l’individu, défini avant tout comme héritier du passé : nos ancêtres parlent en nous, nous sommes ce qu’ils ont fait de nous. [...]

D’une façon qui pourrait paraître inattendue, cette droite-là et les militants musulmans des banlieues ont en commun certaines valeurs importantes. Tous privilégient l’appartenance culturelle, défendent leur « moi » historique, fondent leur identité sur un passé réel ou mythique, pensent que leur communauté culturelle a quelque chose d’unique à dire et doit rester de tout temps fidèle à elle-même. Ils ont plus d’affinités de conception entre eux qu’avec les encyclopédistes… Mais les intégristes islamistes battent d’une bonne longueur la droite au pouvoir sur la question, essentielle, de l’imperméabilité des cultures. Contrairement à la droite, l’islamisme, comme d’autres intégrismes, juif ou chrétien, prêche la nécessité de l’isolement. Il faut sans doute rappeler brièvement ici l’engouement postmoderniste pour le multiculturalisme et le différencialisme culturel, qui a joué un rôle majeur dans l’affaiblissement des valeurs universelles. [...]

La droite américaine, la droite nationaliste religieuse et annexionniste en Israël, les islamistes partout dans le monde, participent ainsi d’un courant commun postulant une modernité différente : celle qui considère la nation comme le type idéal d’une communauté soudée, tournée vers Dieu, forte d’une existence objective, et dont les ressorts sont indépendants de la volonté individuelle et de la raison — car les hommes ont besoin du sacré, et besoin d’obéir.

Ce qui évidemment suppose une vision de l’avenir en totale opposition avec celle des Lumières : toute refondation ne peut qu’être un péché cardinal et porte en elle-même sa propre perte. Les néoconservateurs, y compris les français, regardent donc toujours la Révolution française comme un phénomène diabolique, qu’ils opposent à la glorieuse révolution anglaise de 1688-1689 et à la naissance des Etats-Unis. Pourtant, les trois révolutions furent des événements fondateurs qui mirent en place des régimes sans précédent, et la Déclaration d’indépendance américaine et les Déclarations françaises des droits de l’homme sont ancrées dans les mêmes principes."

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