24 mai 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"L’universitaire, nommé ministre de l’Education nationale, est la cible d’attaques pour son supposé "wokisme".
Par Alexandra Saviana
[...] Si le nouveau ministre semble s’inscrire à rebours des prises de position médiatiques de son prédécesseur, Jean-Michel Blanquer, qui avait fait de la lutte contre l’"islamo-gauchisme" l’une de ses batailles, son discours paraît bien plus nuancé sur le sujet. Un nouveau "en même temps" à l’Education nationale, loin des caricatures proposées par l’extrême droite.
"Wokisme" et "islamo-gauchisme"
Sur les deux notions aux contours flous qui ont marqué les cinq ans de Jean-Michel Blanquer rue de Grenelle, les deux hommes pourraient difficilement avoir fait des déclarations plus différentes. Interrogé au micro d’Europe 1 en octobre 2020, le premier avait déclaré que "l’islamo-gauchisme fait des ravages à l’université quand l’Unef y cède". Quatre mois plus tard, sur France Inter, Pap Ndiaye avait récusé la notion, estimant que le terme "ne désigne aucune réalité à l’université", mais était une "manière de stigmatiser des courants de recherches, (...) des travaux sur l’intersectionnalité, une manière de croiser des approches antiracistes et antisexistes". "Ce qui me frappe surtout, c’est le degré de méconnaissance du monde politique des recherches qui sont menées à l’université en sciences sociales et en sciences humaines", avait-il regretté.
Quelques mois plus tard, en octobre 2021, Jean-Michel Blanquer inscrit la lutte contre le "wokisme" dans ses combats. Dans une tribune signée avec le ministre québécois de l’Education, il le décrit à l’époque comme un "nouvel obscurantisme" et vilipende sur Europe 1 des idéologies qui "fragmentent les sociétés". "Il faut savoir regarder ce qui vient saper la démocratie et saper la République. Le wokisme est clairement cela", assure-t-il. Quelques mois plus tôt, Pap Ndiaye a tenu à affirmer partager "la cause des militants woke, la lutte pour la protection de l’environnement, le féminisme ou l’antiracisme" dans une interview accordée en juin 2021 à M Le Magazine du Monde. "Mais je n’approuve pas les discours moralisateurs ou sectaires de certains d’entre eux, je me sens plus ’cool que woke’", précise-t-il.
Critique de l’universalisme
Dans ce même entretien, Pap Ndiaye insiste sur la nécessité de "préserver l’universalisme". Alors tout juste nommé à la tête du Musée de l’Immigration, l’universitaire revendique une notion qui doit être "valable pour tout le monde". Car s’il se réclame de l’universalisme, il n’en est pas moins critique à son égard. Après l’affaire George Floyd, du nom de cet Afro-Américain tué à la suite de son interpellation par plusieurs policiers en 2020 aux Etats-Unis, l’universitaire spécialiste de l’histoire américaine, a eu l’occasion de développer son point de vue. Il est alors régulièrement questionné sur les éventuels points communs entre Paris et Washington, sur le thème du racisme, ou des violences policières.
Dans un long entretien pour le site de Elle, le spécialiste développe son regard sur l’universalisme, et se réclame du penseur de la négritude Aimé Césaire. "Il ne faut surtout pas opposer l’universalisme au singulier, explique-t-il alors. Les deux ont besoin l’un de l’autre. Et, en France, on est largement du côté de l’universalisme abstrait. Au fond, ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est un universalisme qui prend en considération les différences". Un discours en décalage avec l’universalisme républicain classique, qui ne reconnaît précisément pas les particularismes. Mais Pap Ndiaye ne détaille pas comment les "différences" devraient être prises en compte, selon lui. Il étrille, en revanche, le "discours d’autosatisfaction français" qui "conduit à dire que tout va bien dans notre pays parce que la question de la couleur n’existe pas" et le compare à une "forme de déni". Une ligne à laquelle Ndiaye tient, et qu’il répète à la même période sur France Inter indiquant que la France ne peut plus rejeter "la réalité pourtant évidente d’une partie de la jeunesse française : les contrôles au faciès, les difficultés avec la police, parfois la violence".
Pas de "racisme d’Etat" en France
Pour autant, hors de question pour Ndiaye de parler de "racisme d’Etat" en France, comme on a pu le lui prêter depuis vendredi. La notion polémique, poussée ces dernières années par certains syndicats ou des personnalités du monde académique, est rejetée par le nouveau ministre de l’Education. Il l’a même réfutée à de nombreuses reprises. Auprès du Monde, par exemple, en décembre 2017, Ndiaye déclare : "Le racisme d’Etat suppose que les institutions de l’Etat soient au service d’une politique raciste, ce qui n’est évidemment pas le cas en France".
En juin 2021, lors d’un entretien accordé à la chaîne TV5 Monde, il revient également sur le sujet, préférant parler de "racisme systémique" ou de "racisme institutionnel" qui permettent de "penser la question du racisme de manière plus globale que simplement la dérive d’une personne", dit-il. Ce concept, reconnu par le Défenseur des droits, en juin 2020, au sujet de contrôles de police, ne fait pas non plus consensus, ni dans la sphère universitaire, ni évidemment dans le monde politique. A l’occasion de cette interview, l’universitaire rejette également le concept de "privilège blanc", popularisé par des militants de l’antiracisme politique comme Rokhaya Diallo. "Il faut penser la notion de racisme systémique. En revanche, je suis plus critique à l’égard du privilège blanc qui inverse les choses", explique-t-il, réfutant un terme qui "écarte les amis et les alliés".
Une position nuancée sur l’intersectionnalité
L’homme semble se méfier des emportements associatifs et syndicaux, lui qui se définit comme un "intellectuel engagé, mais pas militant". Dans une longue critique publiée sur le blog indépendant Agone.org, l’historien Gérard Noiriel relève ainsi que "même s’il n’utilise pas le mot", Ndiaye esquisse "la problématique de l’intersectionnalité" dans ses travaux, écrivant que si la """race" ne doit pas remplacer la classe sociale ou le genre (...) si l’on veut faire progresser la recherche en sciences sociales, il faut combiner ces variables".
Pour autant, Pap Ndiaye a pu critiquer "l’intolérance et le sectarisme" de certaines organisations, notamment de celles se réclamant notamment des "luttes décoloniales". "L’UNEF et SUD-Etudiants ont par exemple soutenu les "étudiants en lutte" de Sciences Po, au printemps 2018, dénonçant l’idéologie ’néolibérale et raciste’, des enseignements. Interrogés à ce sujet, ils ont été incapables de justifier cette charge outrancière", critique-t-il auprès du Monde en 2019. Jamais avare de nuances, il relevait au cours de cette interview "l’utilité" des "luttes intersectionnelles", "à condition de ne pas se retrancher dans un entre-soi sans perspectives". "Je crains que le sectarisme ne soit en train de l’emporter dans les mouvances décoloniales étudiantes", regrettait-il.
Loin des Indigènes de la République
Pap Ndiaye ne s’en tient pas qu’à la dénonciation des mouvements étudiants. Aujourd’hui accusé d’être "indigéniste" par l’extrême droite, l’universitaire a pourtant critiqué l’organisation dont ce terme est issu, les "Indigènes de la République". Apparu en 2005 en France, le mouvement est à présent un parti politique qui se qualifie d’antiraciste et de "décolonial". L’universitaire n’affiche pas de proximité avec lui. Bien au contraire. Dans un entretien au journal suisse Le Temps, il qualifie ses positions, au même titre que celles de "La ligue universelle pour la défense de la race noire" de "séparatistes" et les accuse de "prôner la haine en parlant par exemple de la ’France esclavagiste et totalitaire’".
Dans un texte datant de janvier 2010, Sadri Khiari, membre fondateur des Indigènes de la République, étrille dans une longue critique son essai "La Condition noire", estimant que "face à une opinion française, médiatique et intellectuelle (...) Pap Ndiaye tire à blanc". Le militant lui reproche notamment de ne pas assez remettre en cause la "mythologie républicaine" et de ne pas faire le lien entre "la période actuelle et l’esclavage/colonisation".
Le flou des réunions non-mixtes
Intellectuel qui revendique la nuance, le nouveau ministre de l’Education n’est toutefois pas exempt d’ambiguïtés. Sa position sur les controversées réunions non-mixtes - une pratique militante qui consiste à organiser des rassemblements entre des personnes appartenant à des groupes sociaux considérés comme discriminés - est difficile à définir. Toujours auprès du Monde, en décembre 2017, il assurait que les associations "spécifiques" étaient utiles "dans le débat public". Il ajoutait toutefois qu’il était "vital" pour ces dernières "d’accueillir à bras ouverts toutes les personnes de bonne volonté". Auprès du magazine Elle, son court développement sur le sujet est un somment de ce "en même temps" équivoque : "Prenez les réunions non mixtes, que j’ai moi-même critiquées", dit-il, "on peut considérer cela comme des moments par lesquels, dans leur histoire, les groupes ont besoin de s’éprouver comme tels".
Un an plus tôt, l’universitaire était annoncé comme participant au groupe de réflexion "en non-mixité" "Paroles non-blanches". A cette occasion, il était programmé comme intervenant lors d’une rencontre ayant pour thème "Etre noir.e en France", aux côtés de la politologue et militante décoloniale Françoise Vergès et de Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences en civilisation américaine engagée dans les causes afroféministes. Histoire de tenir son équilibre personnel entre deux courants de pensée ?"
Lire "Wokisme, privilège blanc, indigénisme : ce qu’a vraiment dit Pap Ndiaye".
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Pap Ndiaye (note du CLR).
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