par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 20 janvier 2023
Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.
Plusieurs présidents du Conseil sous les Républiques précédentes furent francs-maçons. Il n’en fut pas de même sous la Cinquième. Mais la tradition veut que le président en exercice reçoive à l’Élysée le grand maître du Grand Orient. Cette coutume suspendue au lendemain de la guerre fut reprise en 1959, le général de Gaulle recevant Maurice Ravel qui avait été adjudant des Forces françaises libres. Les relations s’étaient par la suite tendues entre le Général et le Grand Orient lorsque celui-ci avait publiquement pris position contre la Constitution de la Cinqième République, trop monarchique. Fred Zeller avait été reçu par Georges Pompidou. Ils évoquèrent Léon Trotski et André Breton. Jean-Pierre Prouteau fut reçu par Giscard d’Estaing, Roger Leray et mes prédécesseurs par François Mitterrand qui invita les francs-maçons à l’Élysée à l’occasion du Rassemblement maçonnique international de 1981. Nicolas Sarkozy recevrait à son tour une délégation d’anciens grands maîtres accompagnant le président du Conseil de l’ordre en activité et François Hollande serait le premier président en exercice à se rendre en l’Hôtel du Grand Orient, à la fin de son mandat.
L’homme qui me reçoit à l’Élysée en cette année 1994, efflanqué, posé plus qu’assis au bout d’une banquette trois places, les mains osseuses croisées sur les genoux serrés, crispé par la douleur qu’il maîtrise avec une admirable abnégation, a choisi d’assumer avec héroïsme jusqu’au bout les obligations de sa fonction. François Mitterrand n’est plus le candidat avec qui j’ai modestement travaillé à la préparation de sa seconde candidature, en apparente forme. Le mal ronge l’animal politique comme le ressac corrode le roc. Il souffre et puise au fond de lui pour n’en rien laisser paraître. Une force étonnante se dégage de cette apparente fragilité. Son regard profond qui dit l’intelligence de l’homme s’échappe d’un visage raviné par la maladie omniprésente dont il ne dira pas un mot. Mais les non-dits disent parfois davantage que de longues palabres. Je suis profondément ému, aimerais trouver un mot lui témoignant je ne sais quelle solidarité simplement humaine. L’émoi est trop fort, le mot ne viendra pas jusqu’à mes lèvres.
Bien vite, en maître des horloges, il prend l’entretien en mains et montre que la statue du Commandeur respire toujours. Avec une certaine culpabilité face à son visage de souffrance, j’ose à peine aborder les sujets domestiques liés au devenir du Grand Orient. Je me lance. L’obédience, la première en France de par le nombre de ses "adhérents", étant désormais à l’étroit dans les locaux de la rue Cadet, je suis à la recherche d’une solution. Je souhaiterais pouvoir racheter à un prix raisonnable l’Hôtel des Diamantaires, propriété d’État, rue Cadet, face au Grand Orient, où Chopin et Georges Sand badinaient langoureusement sous les peintures de Delacroix, afin d’y installer notre musée modernisé. Ces sujets doivent paraître infiniment lointains au Président. Il est ailleurs mais il est là et me donne son accord. "Je vais en parler à Jack Lang", me dit-il.
Nous évoquons un bref moment la vie politique, l’avenir. L’homme demeure évasif. Comment ce même homme bientôt à l’heure des bilans, a- t-il pu incarner si fortement l’idéal socialiste, porter la Gauche au pouvoir, entreprendre de grandes réformes et en même temps devoir désormais affronter une myriade de critiques sur sa politique et bientôt sur ses engagements de jeunesse ? Remake de la fable du Lion devenu vieux ? J’essaie de relancer le sujet. Mais cela ne semble plus l’intéresser autant que lorsque nous travaillions à sa réélection à la présidence de la République. Exit la politique et les affaires courantes. Et si on parlait d’autre chose, semble dire son regard acéré ?
L’homme est toujours lui-même, visionnaire au long cours, Florentin, prince de l’équivoque et en même temps un autre, "grand Sphinx" au-delà du temps. La politique est désormais derrière lui. L’Histoire, il y a acquis une place de choix. Demeurent ce désir d’immortalité incarné dans sa filiation avec les grands bâtisseurs, de Périclès à Auguste, de Louis XIV à Napoléon qui ont inscrit leur gloire dans la pierre quasi-éternelle, cette quête de spiritualité entretenue au cours de ses voyages en Haute Égypte. Il sait que les rois construisent sur du sable tandis que l’architecte bâtit sur la pierre. L’un n’est rien sans l’autre. Ce qu’exprime la légende d’Hiram, l’architecte du Temple de Salomon, si chère aux francs-maçons. En témoignent ces monuments qu’il a fait ériger avec les symboles des pharaons s’éloignant sur la barque solaire pour le royaume des morts, symboles et légendes repris dans les rituels maçonniques. "Les jeunes maçons qui rejoignent vos rangs s’en préoccupent- t-ils ?"
Le vieux sage connaît bien la "Maison", sujet dont il s’est souvent entretenu avec Roger Leray, l’ancien grand maître. Roger lui vouait une confiance absolue, convaincu d’avoir l’oreille du chef de l’État. En retour, Mitterrand éprouvait vraisemblablement un grand respect pour celui qui l’avait soutenu dans ses évolutions. Le chef de l’État se rendra ainsi au crématorium du Père-Lachaise pour se recueillir lors des obsèques de l’ancien grand maître. Mais il faudrait être bien naïf pour ignorer que tous les présidents procèdent de la même façon avec les instances philosophiques et confessionnelles, l’évêché en tête. Un grand maître adjoint de mon Conseil disait que lorsque Roger Leray sortait du bureau de François Mitterrand par une porte, le cardinal Lustiger y entrait par une autre, chacun convaincu d’avoir gagné la proximité exclusive du président.
Le président connaît parfaitement les réponses aux questions qu’il formule avec une fausse naïveté sans jamais révéler son intime conviction, si tant est qu’il n’ait jamais quitté les rives du doute. Il se révèle désormais dans le rôle probablement sincère du vieux sage qui a parcouru un long cheminement initiatique intérieur. Est-ce à cela qu’il songeait lorsqu’il laissa ouverte la perspective d’un hommage posthume officiel dans la cathédrale de Paris, les républicains s’étouffant de cet ultime caprice aux airs de provocation. Ou bien lorsqu’il évoqua dans sa dernière ultime adresse au peuple de France, les forces de l’esprit ?
Le président quitte le palais de l’Élysée le 17 mai 1995 après 14 ans de présidence absolue. Jamais la Gauche ne s’était maintenue aussi longtemps au pouvoir. François Mitterrand quitte la vie le 8 janvier 1996.
Le rêve du 10 mai 1981 est mort depuis longtemps.
Une peine réelle, partagée par nombre de Frères de la rue Cadet, m’envahit. Il nous a offert l’espérance. En premier lieu, en donnant confiance à ma génération qui n’avait jamais connu la gauche au pouvoir. En nous offrant en superbe cadeau le sentiment de nous inscrire dans une filiation de l’excellence, de reprendre le flambeau de la Commune, de Jaurès, Blum, du Programme de la Résistance, de cette gauche généreuse qu’il a conduite au pouvoir et qu’il a incarnée avec un immense talent. L’homme qui plus est, par son intelligence, sa culture, sa malice, en dépit de son attitude hautaine quelque peu aristocratique, parfois perçue comme méprisante, m’a séduit. Mais il n’y a rien de pire que les amours déçus. Le "tournant de la rigueur" a laissé des traces profondes. Des illusions perdues, on est passé aux idéaux trahis. L’échec en matière de laïcité, voire le soutien à l’opération "laïcité nouvelle", les affaires impliquant des proches comme Roger-Patrice Pelat, le Carrefour du développement, le Rainbow warrior, les "Irlandais de Vincennes", la mort de Pierre Bérégovoy, le suicide de Pierre de Grossouvre sous les ors de l’Élysée, le style quasi-monarchique, même s’il doit beaucoup aux institutions de la Cinquième République, ont fait des ravages dans l’image de la "Mitterrandie" et dans la confiance du peuple. Au point qu’on a pu évoquer un "hiatus historique" dans l’aventure de la gauche.
Mon affliction est tempérée par l’ambivalence du personnage dont témoignent les photos de la couverture du livre de Pierre Péan publié en septembre 1994 [1]. Un ouvrage qui fait l’effet d’une bombe, faisant remonter en surface les survivances d’un passé abandonné aux oubliettes de l’histoire. D’un côté l’audience officielle accordée à Mitterrand le 15 octobre 1942 à Vichy par le maréchal Pétain, de l’autre la photo prise l’année suivante du même Mitterrand, en capitaine Morland, chef de résistance. Un passé qui ne passe pas pour reprendre le titre d’un ouvrage de Éric Conan et Henry Rousso. Mais c’est le même Mitterrand qui est nommé par De Gaulle un des quinze membres du gouvernement insurrectionnel de Paris. Jacques Chaban-Delmas et Maurice Couve de Murville, figures emblématiques du gaullisme n’ont-ils pas connu eux aussi une période de proximité avec Vichy ? Nous connaissions les ombres de jeunesse de Mitterrand, le flirt éphémère avec le colonel de La Rocque avant 1939, la francisque.
Des "erreurs" qui pouvaient être compensées par l’ardeur à s’évader du camp de prisonnier où il était détenu, son engagement dans la Résistance, la conversion à la gauche, l’engagement en faveur des peuples en lutte pour leur indépendance, leur dignité, même si l’initiative en revenait à Danielle Mitterrand, son épouse. Et l’homme avait été l’objet de tant de haines, de mensonges que j’étais tenté d’adhérer au proverbe qui dit que "seuls les imbéciles ne changent pas d’avis". Et puis qu’un homme venu de la droite passe à gauche était si rare que cela valait la peine d’essayer.
Pour autant j’entendais ceux qui l’avaient connu après-guerre. Le journaliste Jean Daniel, fondateur et directeur du Nouvel Observateur, pas vraiment de droite, avait eu en 1966 ce mot terrible : "Cet homme ne nous donne pas seulement l’impression de ne croire en rien. On se sent devant lui coupable de croire en quelque chose." L’ambition sans borne qu’on lui prêtait, mise au service d’un projet de gauche, ne pouvait qu’être bénéfique.
Plus grave était le lien entretenu avec René Bousquet, personnage clé du régime de Vichy, ancien responsable de la police de la collaboration qui joua un rôle déterminant dans la participation des forces de l’ordre aux opérations de déportation des juifs, que Mitterrand avait reçu chez lui. N’avait-il pas tenté de faire ralentir l’instruction de son procès pour crime contre l’humanité [2] ? Cette fois, il ne s’agissait plus d’erreurs de jeunesse dues à l’inexpérience mais d’immoralité, quelles que soient les ambiguïtés du sinistre Bousquet qui ne sera jamais jugé et tombera sous les balles d’un déséquilibré, selon le terme employé alors par L’Express.
Considéré par la presse comme "ami des juifs", Mitterrand ne semble pas en paix avec le sujet comme si des fantômes surgissaient des années noires de la France. À l’occasion de la commémoration du 50e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, la plus grande arrestation massive de juifs réalisée en France pendant la Seconde Guerre mondiale avec 13 152 personnes arrachées à la vie, François Mitterrand, pourtant premier président à participer à cette manifestation, est hué, ce qui suscite la colère mémorable de Robert Badinter qui, de toutes ses forces, lâche aux manifestants qui attendent la reconnaissance de la responsabilité de l’État français, un vibrant "Vous m’avez fait honte."
La "question juive" continue d’interpeller la République sur les responsabilités de l’État français. De Gaulle avait refusé, considérant que Vichy n’était pas la France. Mitterrand maintient ce cap, considérant que Vichy n’est pas la République. "Le président dit subir des pressions. "Ils veulent que la République s’excuse par ma bouche. Ce serait de la lâcheté de ma part. Jamais je ne le ferai. Ils veulent que la République demande pardon. Je ne cèderai jamais"", rapporte Pierre Péan [3]. C’est le futur Président, Jacques Chirac, qui le 16 juillet 1995 reconnaîtra officiellement la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs. "Oui, la folie criminelle de l’occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l’État français", dira-t-il. Pourquoi Mitterrand ne l’a- t-il pas fait ? Afin d’entretenir le mythe gaulliste d’une France résistante à l’occupation nazie quand elle fut institutionnellement collaborationniste ? L’ombre de Pétain, longtemps après, nourrit inexorablement une suspicion d’antisémitisme concernant ceux qui, à cette époque, ont foulé le sol de Vichy. Comment pouvaient-ils, gens instruits et informés, qui plus est hauts fonctionnaires de l’État, ne pas connaître les décrets antisémites et antimaçonniques ? La paix se paye-t-elle de l’oubli, de petits arrangements ? Comment dans l’après-guerre les démocraties purent-elles cacher le passé complice avec le nazisme de Kurt Waldheim, devenu secrétaire général des Nations unies et président de la République d’Autriche, ou de Konrad Adenauer, chancelier fédéral d’Allemagne ?
L’auteur du livre explosif sur la jeunesse de Mitterrand, Pierre Péan, revient sur sa participation à la Cagoule, mouvement d’extrême droite, son passage à Vichy, la Francisque au printemps 1943, la terrible photo le montrant en face à face avec Pétain au siège du gouvernement de Vichy. Pour autant, il se défend d’avoir voulu jeter l’opprobre sur le président, qui a été un "authentique résistant". Et de dénoncer sévèrement le "quotidien de l’après-midi" qui a accusé Mitterrand d’antisémitisme et "article après article, a brossé le portrait d’un personnage amoral, cynique, entouré d’escrocs et guidé toute sa vie par sa seule ambition. Il y a du procès en sorcellerie dans ces attaques", écrit-t -il, mettant principalement en cause "la haine obsessionnelle" d’Edwy Plenel [4]. La suspicion rebondira néanmoins en 1995 quand Jean d’Ormesson, à l’issue d’un entretien avec le Président, rapportera que Mitterrand aurait dénoncé "l’influence puissante et nocive du lobby juif" [5]. Des proches, Robert Badinter, Roger Hanin, Mazarine Pingeot démentent avec fermeté et indignation tandis qu’Élie Wiesel, Prix Nobel de la paix, estime qu’"il n’y a aucune raison de douter de la parole de l’écrivain", membre de l’Académie française. J’imagine que cette phrase, si elle a été prononcée, exprime surtout l’agacement de Mitterrand qui ne supporte guère les critiques et moins encore les admonestations récurrentes qui lui sont faites à propos de son amitié avec René Bousquet, plutôt qu’une aversion pour les juifs. Un peu à la façon de De Gaulle qui, évoquant "un peuple sûr de lui-même et dominateur", n’exprimait probablement pas une détestation des juifs mais ne supportait pas que les Israéliens aient osé enfreindre ses conseils et s’engager dans la guerre des Six jours.
Au moment où j’essaie avec mes amis de ma loge de dresser le plus objectivement possible un bilan honnête de ces quatorze années de lumières et d’ombres, me revient que François Mitterrand a été le premier président français à se rendre en voyage officiel dans l’État hébreu depuis sa création en 1948. Un signal fort, tordant le cou aux ridicules soupçons d’antisémitisme. Ce qui ne l’empêcha pas, de la tribune de la Knesset, de rappeler les conditions de la paix et notamment la reconnaissance d’Israël dans des conditions lui garantissant la paix et la sécurité mais aussi de se prononcer en faveur de la création d’un État palestinien, ce qui suscita l’ire du Premier ministre Menahem Begin mais me ravit. Chaque peuple avait droit à son État dès lors qu’à l’expérience ils ne pouvaient vivre ensemble dans un État unique laïc.
[1] Pierre Péan, Une jeunesse française - François Mitterrand 1934-1947, Fayard, 1994.
[2] Jean-Pierre Rioux, Tombeaux pour la gauche, op cit.
[3] Pierre Péan, Mémoires impubliables, Albin Michel, p. 372.
[4] Pierre Péan, Une jeunesse française, op.cit., p. 466.
[5] Nicolas Bonnal, Mitterrand le Grand Initié, op. cit.
Voir aussi, sur le site de l’éditeur, "Marianne toujours !",
et le dossier Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, par Patrick Kessel (L’Harmattan, 2021) dans Livres dans Culture (note du CLR).
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