Tribune libre

Vie privée et secret professionnel (C. Vaillant)

par Claude Vaillant, avocat. 21 mai 2020

[Les tribunes libres sont sélectionnées à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

La vie privée et le secret professionnel (du médecin) doivent-ils céder face à l’urgence sanitaire ?

Rousseau affirmait que « La vie ne vaut rien s’il n’y a pas la liberté ». Alors que nous sommes en guerre sanitaire déclarée depuis le 12 mars 2020, et qu’elle requiert notre mobilisation générale, nous sommes soumis à ce diktat, contre notre volonté et nos libertés. Cette mobilisation ne s’arrête pas au confinement, lequel a été levé le 11 mai, car nos instances gouvernementales misent sur une démarche civique (éphémère ?) de la part de chaque citoyen français. Une posture guerrière qui se traduit par un détournement de la nature de la réponse par la science et le débat démocratique vers le champ techniciste, face à un enjeu de crise sociétale et politique majeurs.

Peut-on parler ici de démocratie sanitaire lorsque les dirigeants misent sur la montée de l’incertitude et l’accroissement de la peur pour faire accepter la mise en place d’une procédure de recueil, de partage et de traitement en masse des données nominatives ?

A noter que le barreau de Paris, dans sa mission « Sentinelle des libertés », a d’ores et déjà identifié dans le projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire ayant recueilli ce 9 mai l’avis favorable du Parlement, des atteintes majeures aux droits fondamentaux, portant atteinte au secret médical et au respect de la vie privée.

La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) a attaqué dès le mois d’avril l’arrêté municipal pris par le maire de Sceaux qui impose le port du masque obligatoire, jugé attentatoire aux libertés fondamentales : cette action est à cet égard révélatrice du combat mené contre « la mise en quarantaine » de bon nombre de nos droits fondamentaux, notamment notre liberté de mouvement. Cet arrêté avait été pris de manière précipitée après avoir constaté au cours du week-end un « relâchement sur la question du confinement » par les habitants de la commune. Les maires ont été pris d’une « fièvre administrativo-normative » sur fond de tension sécuritaire.

De la même manière, la LDH a demandé la suspension administrative de dizaines d’arrêtés pris par certains maires imposant un couvre-feu nocturne, au cours du mois d’avril, notamment le couvre-feu qui avait été instauré uniquement dans des « quartiers défavorisés » de Nice (soit sur 2% du territoire niçois), lequel n’a pourtant pas été considéré comme « discriminatoire » par le juge administratif [1]. La LDH a également saisi la justice de l’arrêté pris par le Maire de Nice portant obligation du port du masque à partir de l’âge de 11 ans et de 8 heures à 20 heures sur l’ensemble de son espace public jusqu’au 2 juin inclus.

Cette crise nous pousse à réfléchir sur le rôle de l’Etat.

Pour Thomas Hobbes, on attend du souverain qu’il garantisse la sécurité. Alors qu’Aristote voyait en l’Etat le prolongement de la nature humaine, sa souveraineté se trouve légitimée selon Hobbes par la décision libre de l’individu de l’autoriser dans toutes ses actions et ses jugements, comme si c’était les siens. L’individu devient prisonnier d’une geôle qu’il a édifié en vue d’assurer sa sécurité.

A cet égard, l’application mobile de « StopCovid » envisagée par le gouvernement pour protéger la population, et ainsi sécuriser le peuple, qui devrait voir le jour dans le cadre de la stratégie globale de « déconfinement » à partir du 2 juin 2020 a suscité de nombreuses contestations.

C’est un premier pas vers une possible dérive, également décriée par certains médecins. La Commission nationale de l’informatique et des libertés et la CNCDH n’ont pas manqué d’alerter les pouvoirs publics sur les dangers pour les droits fondamentaux de toute application de suivi de personnes et des contacts, en particulier sur le droit à la vie privée. Ce dispositif reposera sur les fichiers « SIDEP3 » et Contact Covid qui identifiera 75 % des personnes infectées selon les souhaits du gouvernement, alors que de grandes entreprises souhaitent soumettre leurs salariés à des campagnes de dépistage et prise de température massive.

Quoique son téléchargement reposerait sur un usage volontaire, l’heure n’est pas au consentement libre et éclairé, pas plus qu’aux revendications individuelles du droit à la protection de ses données, de sa vie privée… mais à la solidarité.

En tout état de cause, sur le sujet, il faudra attendre que le Conseil constitutionnel valide le projet sous une autre forme. Si le ministre de la santé annonce un système temporaire (une durée de 6 mois à compter de la fin de l’état d’urgence sanitaire), il permettra le partage des données personnelles relatives à la santé des personnes malades et des personnes ayant été au contact avec elles, le cas échéant, sans leur consentement, lequel se trouverait ainsi sacrifié sur l’autel de la surveillance épidémiologique, de la guerre sanitaire.

Le déploiement de cette application est cependant contesté car insuffisamment questionné au nom du respect de la vie privée, et du secret médical.

Un service intégré de dépistage et de prévention : base nominative qui contiendra l’intégralité des résultats des tests PCR qui seront réalisés à partir du 11 mai. Le secret médical représente précisément un moyen à la fois de préserver la vie privée du patient, et d’instaurer la confiance nécessaire à la relation thérapeutique.

La Cour européenne des droits de l’homme a, dans une décision du 27 août 1997, expressément rattaché le secret médical au droit à la vie privée affirmé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, le médecin doit garantir le secret à la personne qui se confie à lui, sa confiance doit être sans faille, mais ce principe est de plus en plus combattu car considéré, dans certaines affaires judiciaires, comme un obstacle à la manifestation de la vérité.

Ces conflits latents avec d’autres principes et intérêts exigent de revenir sur les fondements du secret médical et son histoire, qui est riche d’enseignements. Sous la Renaissance, le secret médical était comparé au secret de la confession. Ce secret confère un pouvoir sur l’autre, il est le moyen de ce pouvoir, surtout si le secret est une chose mauvaise, source de honte. Le secret joue alors un rôle protecteur contre l’agression redoutée de l’autre. Il est perçu, initialement, comme d’ordre moral pour les médecins avant de devenir le devoir moral du médecin de taire les secrets confiés par son patient dans l’intimité des personnes : ces principes constituent le serment d’Hippocrate qui remonte à environ 25 siècles. A cette époque, une place à la morale médicale est faite.

Dans le milieu du XXème siècle, le secret médical a pourtant été bouleversé. Des intérêts supérieurs à celui du malade justifiaient, à cette époque, que des informations à caractère secret soient dévoilées par le médecin. L’assurance du silence gardé par le praticien devient alors un enjeu social majeur. La société peut avoir un intérêt à connaître l’état de santé d’individus pour des raisons de santé publique.

L’admission de dérogations au secret médical dans un but de gérer les problèmes « sociaux » se développe. En 1989, le Conseil d’Etat a considéré qu’une atteinte au secret médical pouvait être jugée légale si elle était la conséquence nécessaire d’une disposition législative. Le médecin devient un organe de régulation sociale.

La pratique nous montrera que les atteintes au secret médical seront de plus en plus banalisées au nom de la sacro-sainte transparence dont le monde moderne est avide.

Dès 1947, « l’obligation du secret professionnel s’impose aux médecins comme un devoir de leur état. Elle est générale et absolue et il n’appartient à personne de les en affranchir. » Inscrit aujourd’hui dans le code pénal et dans le code de la santé publique, le secret médical s’impose « à tout professionnel de santé, ainsi qu’à tous les professionnels intervenant dans le système de santé (…) excepté dans les cas de dérogation, expressément prévus par la loi. »

Alors, que gagne notre société à admettre des dérogations au secret médical, et que perd-elle ?

Un tel sujet trouve a fortiori un écho certain face aux réalités quotidiennes rencontrées par le milieu médical, et par les choix essentiels qui doivent être opérés notamment en cas d’épidémie.

Des problèmes éthiques s’étaient posés par la lutte contre la diffusion de l’infection par le VIH. Alors que l’Académie de médecine, par la voie du professeur Henrion, s’était prononcée en faveur de la divulgation possible, par le médecin, à titre exceptionnel, de la séropositivité d’un patient à son partenaire, afin que celui-ci ne soit pas atteint à son tour, à son insu, l’Ordre des médecins et le Conseil national du sida, dans un avis du 16 mai 1994, au contraire, ont tranché en faveur d’une préséance absolue du secret médical. Au début des années 1990, plusieurs commissions se sont penchées sur la question de la gestion du secret médical dans l’épidémie du VIH. Le docteur Brunet prônait une position très ferme à ce sujet : « La confiance est le premier objectif qu’il nous appartient de préserver dans le suivi des patients infectés par ce virus ». Le Conseil national du sida a estimé que les inconvénients d’accepter pour le sida une rupture du secret médical l’emportaient sur les avantages.

La révélation d’informations portant sur la séropositivité d’une personne n’a finalement pas donné lieu à une dérogation spécifique au secret médical prévue par la loi. En effet, le secret professionnel est tant une garantie pour le patient qu’un moyen de lutte et de prévention contre toutes les maladies contagieuses [2]. Ceci aurait des effets néfastes tant pour le patient qui ne pourrait bénéficier d’un traitement précoce que pour la politique de la santé publique.

Cependant, il n’existe, à ce jour, aucune jurisprudence concernant un médecin ayant rompu le secret médical dans le cadre de l’infection par le VIH mais il semble que les accusations de non-assistance à personnes en danger ne pourraient être portées à l’encontre d’un médecin taisant la séropositivité d’un patient à son partenaire sexuel. Le code de la santé publique a toutefois prévu la transmission obligatoire à l’autorité sanitaire des données individuelles en cas d’infection par le VIH, quel que soit le stade. Cette exigence de surveillance épidémiologique de la population garantit cependant l’anonymat de la personne atteinte, à l’instar de l’application « StopCovid » dont le déploiement fait actuellement débat.

De plus en plus, les secrets professionnels sont décrits non plus comme des systèmes protecteurs de l’individu mais plutôt comme constituant des obstacles, des barrières face à l’apparition de nouveaux phénomènes qui les rendent obsolètes : un phénomène de violences familiales en recrudescence, l’explosion de la pédophilie (affaire Barbarin), une mondialisation du crime organisé… ou une nouvelle épidémie.

On identifie les victimes, des menaces émergentes ou des situations de souffrance. A partir de 1997, une circulaire de l’Education nationale organise les procédures de signalement en cas de suspicion de violences sexuelles. Aujourd’hui, le Conseil national de l’Ordre des médecins a choisi, à une très large majorité, de permettre au médecin de porter à la connaissance du procureur de la République une information préoccupante relative à des violences exercées au sein du couple, lorsqu’il a l’intime conviction que la victime est en danger immédiat, et ce même s’il n’obtient pas l’accord de la victime. Il en est de même des sévices et maltraitances constatés chez un mineur ou une personne vulnérable.

Dans cette démarche de prévention active de la santé et de la protection, la collaboration de divers acteurs est apparue nécessaire, devant un secret professionnel perçu comme un moyen, pour les institutions et certaines professions (éducation nationale, église, etc.), de gérer de façon opaque et selon leurs propres procédures, autrement dit de couvrir des cas de maltraitances.

Le système disciplinaire apparaît, en définitive, à la foi sécuritaire et protecteur, si bien que le peuple ne peut, sans souffrir la critique, n’y voir que du contrôle social. L’ambiguïté est bien présente, tout comme les risques de dérives.

Alors que Jean-Jacques Rousseau déclare que la liberté est une valeur inaliénable principielle, Thomas Hobbes donne le primat à la sécurité, et à la vie, car il considère que l’état de nature est lieu de lutte pour la survie. Par son analyse des formes de l’Etat moderne et le rapport entre société civile bourgeoise et Etat, Karl Marx affirme quant à lui que les droits et les libertés individuelles des démocraties bourgeoises ne seraient qu’illusoires, vides de signification et purement formelles. Il conclut de l’exemple français que « les droits de l’homme ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la collectivité ». Sa critique emporte condamnation du régime libéral en ce qu’il serait soucieux de la protection des intérêts capitalistes, en ignorant ceux des travailleurs.

La crise sanitaire actuelle - la notion de « crise » étant centrale dans la pensée marxiste - nous conduit en ce sens à craindre une résurgence des luttes de classes, outre le défi anthropologique suivant : citoyens divisés ou solidaires … ou encore la découverte des citoyens qui « ne sont rien » mais qui sont ceux qui se révèlent être, en définitive, indispensables. A cet égard, rappelons que la sûreté est un concept social suprême de la société bourgeoise.

A l’instar de ces professions qui se situent entre vie publique et vie privée, le secret professionnel des avocats - qui constitue l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique - connaît les mêmes limites au nom de la lutte contre le blanchiment d’argent et le crime organisé entre autres.

La maxime de Loysel n’a jamais pris autant son sens à l’aune des scandales d’évasion fiscale : l’avocat ne doit rien receler, déguiser ni retenir… L’avocat peut donc être délié de son secret au nom de l’intérêt général en participant à la prévention de la délinquance en cas de soupçon de blanchiment de capitaux par son propre client, en communiquant les schémas d’optimisation fiscale à l’administration. Alors que l’académicien-avocat Maurice Garçon écrivait en 1963 que « la conscience ne permet pas de se plier à une obligation, d’où qu’elle vienne, qui porte atteinte à l’indépendance », l’avocat s’expose de nos jours à de sévères sanctions s’il ne se plie pas à l’obligation de déclaration.

La vie politique vient d’en offrir récemment un exemple judiciaire, puisqu’un avocat a été jugé pour blanchiment de corruption et de fraude fiscale, et complicité de corruption par personne dépositaire de l’autorité publique avec circonstances aggravante d’avoir « facilité » selon la justice, ces opérations douteuses et ne pas les avoir révélées [3]. L’indépendance de l’avocat, qui s’effrite de plus en plus au regard des servitudes qu’elle comporte, est pourtant une condition essentielle de l’exercice de la profession.

A présent, le secret professionnel pose problème dans plusieurs professions et apparaît, dans le même temps, comme un support essentiel du fonctionnement de la société.

On assiste, à l’occasion de cette épidémie liée au Covid-19, à la manifestation criante de ce conflit entre le principe du secret médical (d’application stricte, le devoir du médecin) et le principe d’assistance à personne en péril qui s’adresse à tous. Il s’agit de conflits de devoirs. Le premier devoir pouvait cependant délivrer le médecin d’obéir au second pour certaines personnalités politiques.

Le secret professionnel devient un problème en freinant, par exemple, la prévention des risques, le dépistage au plus tôt, et dans l’ensemble de la population, des menaces émergentes et des situations à risque, afin de protéger des populations identifiées comme vulnérables ou à risque. Or, cette prévention des risques qui nécessite le partage des informations (et donc du secret) jusqu’à la collecte de ces dernières pose également problème puisqu’elle omet de prendre en compte les risques de dérive au nom de la légitimité absolue de la protection des populations vulnérables.

Si la question de la levée des secrets se pose, alors le maintien de la protection assurée à l’individu, l’assurance que les informations qu’il donne ne sont pas utilisées abusivement est inévitablement remise en cause. L’utilisation d’une application numérique destinée à préserver la santé des Français présente donc des risques de compromettre le secret médical et le respect de la vie privée de chacun.

Ainsi, comment obtenir la confiance du public dans cet outil numérique, présenté comme un « dispositif de sécurité collective » quand cette confiance constitue, selon la CNIL, un facteur déterminant de sa réussite et de son utilité par rapport à l’objectif recherché ? Car si une personne renonçait à aller voir un médecin, parce qu’elle redoute que certaines informations soient divulguées, ou tairait certaines informations pour cette même raison, il pourrait aller à l’encontre de sa propre santé, mais aussi, sans doute, à l’encontre de la sécurité de la société.

En ce sens, l’ordre social a besoin de ces confidences. Il a besoin d’éthique et de soin et non de réponses susceptibles de favoriser l’extension d’une biopolitique « high-tech » qui pourrait perdurer (position du ministre d’État Simone Veil en 1994) [4].

L’application « StopCovid » a donc besoin d’utilisateurs prêts à l’utiliser sans crainte. Son succès dépend, en d’autres termes, de citoyens responsables qui penseront, d’abord, au bien commun de la collectivité et à la connaissance. Car ce civisme sera insufflé par une certaine pression sociale, voire professionnelle, ou encore des conséquences en terme d’accès aux soins puisque le téléchargement de l’application ne sera pas obligatoire.

Dans son avis rendu le 24 avril 2020, sur l’éventuelle mise en oeuvre de cet outil numérique de suivi des interactions sociales, la CNIL « s’inquiète du risque d’altération du libre choix de l’utilisateur liée à la pression sociale de devoir "agir en en citoyens responsables", pression professionnelle, ou encore peur de la stigmatisation ou de mesures discriminatoires découlant de l’usage de l’application » ; « cela implique qu’il n’y ait pas de conséquence négative en cas de non-utilisation, en particulier pour l’accès aux tests et aux soins, mais également pour l’accès à certains services à la levée du confinement, tels que les transports en commun ».

De nombreux problèmes techniques ont été pointés, notamment celui de créer des situations informationnelles biaisées car si la taille critique des utilisateurs n’est pas atteinte, l’application pourra donner à ses utilisateurs un faux sentiment de sécurité. L’absence de notification pourrait être perçue comme une disparition du risque sanitaire et accentuer paradoxalement le risque de propagation du virus.

Malgré de tels risques, une telle application aurait-elle pu être envisagée à l’époque des débats sur la lutte contre le VIH, devant l’annonce d’une garantie de l’anonymat de ses utilisateurs, afin de lever de réels cas de conscience ?

La réflexion à laquelle notre société est soumise est, de ce point de vue, inédite. A plus petite échelle, le port d’Anvers a déjà testé l’utilisation de bracelets électroniques pour endiguer la propagation du Covid-19 au sein de ses équipes. Ce bracelet a pour vocation première de garantir la distanciation sociale : en effet, lorsque des personnes s’approchent trop près les unes des autres, un signal sonore retentit. Le bracelet permet aussi le suivi des contacts : en cas de contamination d’un salarié, il est possible de savoir avec quels collègues il est entré en contact. Ce directeur l’a-t-il imposé à ses salariés ? Ces derniers se sont-ils spontanément soumis à ce nouveau dispositif sans connaître ses implications ? Le directeur du port d’Anvers affirme que le respect de la vie privée reste garanti puisque le dispositif n’envoie aucune information sur la localisation du porteur ou toute autre donnée sensible à l’employeur. A cet égard, le sens moderne du mot « privé », dans sa fonction essentielle qui est d’abriter l’intimité, s’oppose non pas au politique, mais au social, auquel il se trouve par conséquent plus étroitement lié.

Il est intéressant de se référer au concept de bonne volonté examiné par le philosophe Emmanuel Kant. Il s’agit, selon lui, de la volonté dont les intentions sont pures, d’une volonté qui obéit au concept du devoir. La bonne volonté est celle d’agir par devoir et conformément aux devoirs. Autrement dit, la morale va déterminer l’action de chacun.

Le gouvernement compte en effet sur le civisme de chaque citoyen, c’est-à-dire sur le respect du citoyen pour la collectivité dans laquelle il vit, lequel implique des droits et des devoirs vis-à-vis de la société.

La conciliation entre vie privée et secret professionnel (et secret médical) avec l’état d’urgence sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 continuera de soulever de nombreuses interrogations, notamment dans le monde du travail. L’employeur, à qui l’on demande de respecter une obligation de sécurité et de santé de ses salariés, reste tenu de respecter le secret médical et il ne doit pas porter atteinte à la vie privée des salariés. Il résulte de la jurisprudence que l’employeur ne peut exiger du salarié qu’il lui communique des informations sur son état de santé, que ce soit au moment de l’embauche ou pendant l’exécution du contrat de travail. L’employeur informé de l’état de santé d’un salarié est tenu à une obligation de discrétion.

Dans le cadre de recommandations publiées le 6 mars 2020 sur son site internet, la CNIL a rappelé que l’employeur doit s’abstenir de procéder à une collecte qui porte atteinte au respect de la vie privée. Il n’est donc pas possible de mettre en oeuvre, par exemple, des relevés obligatoires des températures corporelles de chaque employé / agent / visiteur à adresser quotidiennement à sa hiérarchie ; ou encore, la collecte de fiches ou questionnaires médicaux auprès de l’ensemble des employés/agents [5]. Alors pour contourner, on admet l’usage de bracelets électroniques afin d’endiguer l’épidémie. Si l’employeur demeure tenu de respecter le secret médical, malgré le contexte actuel d’épidémie liée au Covid-19, ce principe risque cependant d’être sérieusement ébranlé dans le cadre d’une stratégie globale de protection sanitaire, pour le bien présumé de l’humanité.

La question d’un Etat Léviathan est bien actuelle, tout comme les principes dégagés par Thomas Hobbes, selon lesquels l’Etat donne des ordres à la multitude des individus qui, sans lui, ont entre eux des relations en désordre. L’État assure la sécurité, l’ordre, et doit permettre aux citoyens d’agir dans la tranquillité. Selon la pensée de Hobbes, chaque individu reconnaît et érige tacitement l’État comme étant la puissance capable de leur assurer ce sentiment de sécurité et d’unité, tandis que le caractère pluriel de la condition humaine met en évidence la tension permanente entre les intérêts particuliers et l’intérêt général.

Claude Vaillant

[2Arrêt Cass., Chambre criminelle « Degraene » du 8 mai 1947, Article L.1110-4 al. 2 du Code de la santé publique, Brunet JB. 3e Congrès international d’Éthique médicale de l’Ordre des médecins, exposé sur « Secret médical et sida », 1991.

[3Vincesini, Jean-Jacques, Le Livre des Droits de l’Homme. Éditions Robert Laffont (1985), p. 186 ; CEDH, 6 déc. 2012, n°12323/11, Michaud c/ France Maurice Garçon de l’Académie Française, « L’avocat et la morale », Buchet/Chastel Paris, 1963

[5Arendt (H.), La condition humaine (trad. G. Fradier), Pocket Agora, Calmann-Lévy, 1961, p. 77.


Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Crise du coronavirus (note du CLR).


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