Jean-Pierre Obin, Mention au Prix national de la Laïcité 2018. 6 novembre 2018
Jean-Pierre Obin, universitaire, ancien inspecteur général de l’éducation nationale, auteur du rapport "Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires" (2004).
Je voudrais pour commencer remercier le Président Sakoun, ainsi que les membres du bureau du Comité Laïcité République pour ce prix qu’ils ont bien voulu attribuer à mon action. Cette distinction m’honore et me va droit au cœur.
Permettez-moi, de profiter de cette occasion pour vous confier en quelques minutes quelques réflexions sur la laïcité et, par conséquent, pourquoi ce principe républicain me semble aujourd’hui si important.
Je me suis souvent demandé comment tant d’auteurs pouvaient aborder ce sujet - la laïcité, la neutralité religieuse - sans commencer par aborder le sujet des religions.
Car de tout temps, et sur tous les continents, les hommes ont en effet partagé des récits imaginaires (les mythes) en lesquels ils ont cru, et qui leur ont permis de concevoir leur place dans le monde et de donner un sens à leur existence et à leur mort ; à se relier (religare en latin) entre eux ; à se réunir dans une même assemblée (ekklêsia en grec) pour célébrer ce récit.
Les religions, avec ou sans divinités médiatrices entre l’au-delà et l’ici-bas, ont toujours rempli, selon l’historien et anthropologue Marcel Gauchet, trois fonctions essentielles.
D’abord créer, entre les membres d’un groupe humain une cohésion qui permet une vie sociale apaisée et qui leur donne une force collective, une capacité d’agir ensemble : la religion unit des hommes entre eux.
Ensuite structurer et légitimer une organisation interne de ce groupe : normes morales, stratifications et hiérarchies sociales, pouvoir politique : la religion relie des hommes et structure leur société.
Enfin et surtout assurer la pérennité de cette société par-delà le renouvellement des générations. Les hommes périssent, les rites et les institutions demeurent : la religion assure la continuité culturelle des sociétés humaines toujours menacée par leur discontinuité biologique.
C’est ce monde multimillénaire (de la grotte Chauvet, premier témoignage magistral de la religiosité, à la Déclaration du 26 août 1789 proclamant pour la première fois le droit des hommes à définir leurs droits, en dehors de toute organisation surnaturelle), qui n’en finit pas de se « désenchanter » devant nous.
En France, selon l’étude Trajectoires et origines de 2008 de l’INED, 45 % des français se déclarent désormais « sans religion » (ils n’étaient que 20% en 1947) et les autres se divisent entre 6 religions principales, qui elles-mêmes se subdivisent en une multitude de cultes parfois concurrents. Selon une autre étude (Eurobaromètre de l’Union européenne de 2010) qui laisse le choix aux personnes interrogées entre l’athéisme et l’agnosticisme (« Croyants sans religion »), seulement 30% de Français déclarent avoir une religion. Ce mouvement de sécularisation n’est pas propre à notre pays : selon une étude de l’institut Gallup, l’athéisme a augmenté de 3% dans le monde entre 2005 et 2012, tandis que la proportion d’adeptes d’une religion a décru de 9%. Quant au mouvement de diversification et d’intrication des religions, il est inéluctablement inscrit dans la mondialisation des échanges culturels et dans le développement des migrations humaines.
La question est alors simple : comment assurer désormais, dans ce monde nouveau, diversifié et sécularisé, les trois fonctions essentielles pour les sociétés humaines remplies jusqu’alors par les religions : unir, relier et structurer, transmettre ?
On connaît les réponses élaborées au 20ème siècle : tout d’abord, celles des « religions séculières », fascisme, communisme et libéralisme, trois mythes de la modernité, trois récits séculiers célébrant trois quasi divinités, respectivement la nation ethnique, la classe ouvrière et la « main invisible » du marché. On en connaît les déboires, on en a constaté les impasses, anciens ou plus récents.
Ensuite, le culturalisme politico-religieux, dont on observe les soubresauts, par exemple, dans les pays se disant « musulmans » ; plus rare, le multiculturalisme politico-religieux dont la tentative néerlandaise de construire la nation sur trois « piliers » religieux a récemment fait long feu.
Enfin, la République et la laïcité, la tentative française, mais universaliste, de penser, de structurer et de transmettre le lien social sans passer par aucun lien religieux. Tentative ambitieuse, téméraire même, au regard de la profondeur des temps religieux !
En quelques mots de quoi s’agit-il ? Dans la république laïque, les individus sont considérés par le pouvoir politique indépendamment de leurs croyances et de leurs convictions ; nul n’y est tenu de choisir une religion plutôt qu’une autre ou qu’aucune ; chacun a le droit d’y critiquer toute religion comme l’absence de religion.
Cet individualisme politique, comme l’appellent les philosophes, se heurte néanmoins à une véritable difficulté : il est pour une grande part une abstraction ; car les citoyens ne sont pas seulement des individus politiques, ils ont aussi des appartenances multiples, des « identités » plurielles : culturelles, professionnelles, sexuées et sexuelles, générationnelles, religieuses, etc. Et ils sont bien libres de les avoir, de les manifester et de les célébrer. D’où la fragile ligne de crête que le droit républicain s’efforce en permanence de tracer entre le principe de liberté dans la vie sociale et le principe de laïcité dans la sphère publique ; et ce de la Constitution au règlement intérieur de l’école ou de l’établissement scolaire ; de la loi de séparation de 1905 à celle du 15 mars 2004 sur les signes et tenues vestimentaires à l’école.
Si le principe de laïcité est simple, le régime de laïcité pour reprendre la distinction opérée par Catherine Kintzler, c’est-à-dire sa mise en pratique concrète, est une construction délicate. Car le principe de laïcité y est toujours en tension avec les autres principes de la démocratie, comme également avec les éthiques des individus.
Mais ce qui fait sa force (sauf à convoquer les fantômes du passé comme le font les intégristes religieux et les nationalistes xénophobes, qui cherchent à en découdre), c’est qu’on n’en discerne aujourd’hui aucune alternative pour assurer la paix civile.
je vous remercie.
Voir aussi Prix de la Laïcité 2018, C. Kintzler : « La laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique » (revuedesdeuxmondes.fr , 15 jan. 18), “Rapport Obin” : Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires (juin 04) (note du CLR).
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