Revue de presse

Ph. Lançon : Charlie Hebdo, 7 janvier 2015, "Une toute petite cage de verre" (Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 7 jan. 25)

(Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 7 jan. 25) 7 janvier 2025

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Une toute petite cage de verre".

"Le 7 Janvier est une toute petite cage de verre. Dessus, comme sur la caisse dessinée par l’aviateur dans Le Petit Prince, il y a des trous pour que le mouton puisse respirer. Le mouton, c’est moi. Pour l’instant, il tient bon.

Celui de l’aviateur de Saint-­Exupéry, on ne le voyait pas. Il fallait l’imaginer dans sa caisse. À Charlie, on sait dessiner les moutons et le reste. On préfère les dessiner avec de la laine en moins ou en trop, édentés ou à cinq pattes : en faire des créatures qui, transformées par le ridicule ou le scandale, rejaillissent sur la réalité. C’est un autre éclairage sur le monde, sur ce qu’il fait des hommes et sur ce que les hommes en font. Un éclairage non pas rasoir, mais coupant. Et même découpant. Beaucoup ne l’aiment pas.

Cette petite bête que je suis devenu

Moi, dans ma cage, on me voit. Et il me semble que chacun de mes compagnons survivants de l’abattoir est, lui aussi, dans sa toute petite cage de verre. Certains ont mis des rideaux, d’autres, de la lumière, d’autres encore, un paravent plus ou moins déplié. Chacun fait ce qu’il croit devoir faire, là où il est, comme il peut.

Heureusement, ce n’est pas le Truman Show. Nous restons un petit journal vivace, amateur de terrains vagues et de pas de côté. Un journal célèbre sans célébrité. Tout le monde en pense quelque chose, et d’abord ceux, les plus nombreux, qui ne le lisent pas.

Nous sommes conscients de faire partie malgré nous d’un spectacle dont nous n’avons pas voulu et dont nous limitons sur nos véritables lecteurs et nous, autant que possible, les effets secondaires.

Nous avons appris, je crois, que nul n’est plus fort que la situation dans laquelle il est pris.

La seule question est : que faire à l’intérieur de la cage ? Comment maintenir ce qu’on est, ce qu’on croit devoir être, tout en sachant et en acceptant que son apparition nous a changés, individuellement et collectivement ? La vie s’est arrêtée, transformée. Elle continue.

Enfin, presque. Le 17 octobre, l’un d’entre nous, Simon, est parti. Souffler nos tristes bougies, c’est rappeler que la sienne s’est éteinte. On a rangé sa toute petite cage de verre troué.

Le verre de la mienne est épais, un peu opaque, mais suffisamment transparent. Les trous ont été faits par cette petite bête que je suis devenu, une bête laineuse, immobile, vaillante, fatiguée. Ils ont aussi été faits par les soignants, les familiers, les amis, les collègues, les éditeurs, les lecteurs. Le travail, activité vitale, a fixé la place et la taille des trous. Dans la cage l’air reste dense, mais il est respirable.

On l’a posée violemment, il y a dix ans, au centre d’une piste de cirque. Des fauves sont montés dessus, comme sur des perchoirs. Ils feulaient, rugissaient, faisaient leurs numéros. Ils sentaient parfois la charogne. Je n’ai jamais compris qui était le dompteur. Il n’y en avait peut-être pas. Au début, les gradins étaient pleins et personne ou presque n’osait siffler.

Certains auraient bien voulu, à ma droite comme à ma gauche, calotins et « progressistes » : bigots. Le public n’était pas avec eux : il pleurait ses morts et ses illusions, nous encourageait avec sympathie et compassion dans nos petites cages de verre. Les bigots attendaient le bon moment pour se manifester. Ils essaient. Ils testent. Ils attendent.

De l’intérieur, le mouton que j’étais regardait. Il n’avait pas très bonne vue encore, il pataugeait un peu dans le sang, puis dans le souvenir du sang, mais il regardait. Il continue. Que voit-il ?

Les gradins se sont vidés, ce qui n’est pas un mal. Les lumières des sorties de secours restent allumées. Les autres sont éteintes. Il arrive que quelqu’un les rallume. En général, c’est pour crier, jeter des déchets sur nos cages restées dans la pénombre. Ceux qui les occupent, et le journal qu’ils font, que nous faisons, sont devenus des espèces de symboles. De quoi exactement ? Je ne sais pas. Liberté d’expression, c’est un habit beaucoup trop grand pour d’aussi modestes animaux. Être un symbole de je ne sais quoi, de n’importe quoi, n’est pas un destin enviable.

Les symboles sont comme les dieux : ils rendent fous, et le plus souvent stupides, ceux qui y croient suffisamment pour vouloir les détruire. Je me demande ce qu’aurait fait de Charlie survivant Andy Warhol s’il était vivant. Lui qui momifiait si bien, si froidement, les symboles. Je suis dans une toute petite cage de verre, mais je ne veux pas être dans une pyramide. J’ai une gueule cassée, réparée, peut-être d’atmosphère. Je n’ai pas une gueule, même minuscule, de pharaon.

J’ai assez bien aménagé ma petite cage de verre

De l’intérieur, je vois trois catégories de personnes. La plupart de celles que j’ai connues, parfois aimées, avant le 7 Janvier, dans les cinquante ans de vie qui ont précédé, sont derrière l’épaisseur du verre. Elles ne peuvent pas le traverser. Il y a toujours quelque chose d’elles, en elles, qui m’échappe, qui s’échappe. Elles paraissent installées sur une planète où j’ai vécu, mais où il m’est impossible de retourner : contrairement au Petit Prince, je ne voyage plus.

Un petit groupe, seul, fait exception à ce qui n’est pas une règle, mais un état : des personnes très proches, parfois de la famille, familières des hôpitaux où j’ai longtemps séjourné, mais il est difficile d’établir les qualités et les circonstances qui permettent aux unes d’entrer, aux autres non. Ce n’est pas moi qui choisis, qui fais la sélection. C’est comme ça, voilà tout.

Enfin il y a ceux qui sont entrés dans ma vie après le 7 Janvier. Ceux-là entrent naturellement dans la cage, qu’ils en aient conscience ou pas. L’air qu’ils respirent est le mien. Ils n’en ont pas conscience, je crois, mais ce sont des passe-murailles. Ils viennent d’ailleurs, et, s’ils traversent le verre, c’est parce qu’ils sont nés après.

J’ai assez bien aménagé ma petite cage de verre. Il y a des dessins de nos amis morts, beaucoup de tableaux des peintres que j’aime, de la musique, des livres. Il y a plus d’avenir que de souvenirs, c’est pourquoi j’écris finalement assez peu. Et il y a, au centre, ce petit espace silencieux et meurtrier : l’espace du 7 Janvier.

Il faut certes condamner les tueurs, puisque ce sont des bourreaux qui ôtent la vie, mais il faut aussi les analyser : ce sont de bons symptômes de l’état mental, politique, d’une société.

Les tueurs du 7 Janvier ont affirmé, par leur geste, une chose très simple : fini de rire. Dix ans après, je vois et j’entends ceci : des tas de gens, certes en désaccord avec la méthode de ces tueurs, sont plutôt d’accord avec leur message. Ils ne veulent pas tuer ceux qui tâchent de faire rire avec ce qui n’est pas drôle ; mais ils aimeraient bien les empêcher d’en faire rire d’autres, aussi peu nombreux soient-ils.

Je viens de lire cette phrase d’un ancien de Charlie, Jean-Patrick Manchette : « Il écrivait des horreurs parce qu’il écrivait contre l’horreur. » Je crois que je vais l’accro­cher au verre de ma cage : elle résume ­l’esprit du journal. On y dessine des horreurs parce qu’on dessine contre l’horreur. Et on les dessine avec soin. En se fichant du goût grégaire et, bien sûr, des réseaux sociaux. À quoi bon s’en pré­occuper ?

Beaucoup ne veulent pas ­comprendre cette opération de l’esprit et du coeur, ce geste libérateur. Ils sont persuadés qu’on ne peut pas rire, ou sourire, de tout. Ils ressemblent à ceux qui sont contre la peine de mort, « sauf dans certains cas » ; donc qui sont pour. Ils sont pour la liberté de rire et d’associer par l’absurde, sauf quand ça les vise ou les choque ; donc ils sont contre. Dans ma toute petite cage de verre, je fais en sorte de les éviter."



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