(Le Figaro, 2 août 24) 2 août 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"La crise de gouvernance au sein de l’institution et les secousses à répétition inquiètent les milieux d’affaires. Jusqu’à porter atteinte à la valeur du diplôme ?
Par Ronan Planchon
Au cœur du 7e arrondissement de Paris, un grand rectangle de verre flambant neuf, dont la modernité tranche avec l’architecture monacale des bâtiments alentour, surplombe le campus de Sciences Po quasi désert en ce mois de juin. L’Institut McCourt, du nom du propriétaire de l’Olympique de Marseille Frank McCourt, en impose.
Cet édifice, voulu comme un espace de recherche sur le numérique et la démocratie, a été inauguré en grande pompe en 2022, à l’occasion des 150 ans de l’école, le point d’orgue d’un partenariat noué entre le milliardaire américain et l’école, de 25 millions de dollars sur dix ans. Mais, le 19 juin, l’entrepreneur philanthrope a décidé de siffler la fin de la récréation, et a annoncé, selon les informations du site Politico, interrompre son versement annuel de 2,5 millions de dollars.
Contrairement à Valérie Pécresse, la présidente de la région Île-de-France, qui en avril avait menacé de couper sa subvention de 1 million d’euros, estimant que la communauté éducative avait cédé devant « une minorité de radicalisés » lors des mobilisations liées au conflit entre Israël et le Hamas, l’homme d’affaires reproche moins à l’école le brouhaha d’une poignée d’étudiants contestataires propalestiniens que le flou autour de sa gouvernance.
Aucune conséquence sur les partenariats
Depuis que l’ex-directeur Mathias Vicherat a démissionné de la direction sur fond d’accusation de violences conjugales réciproques avec sa compagne, le bateau Sciences Po navigue à vue. Au sommet de l’école, on se veut confiant : l’image de désordre n’a en rien ébranlé la confiance des mécènes. L’affaire McCourt ? « Nous n’avons pas été notifiés officiellement de l’interruption de ses financements », répond-on laconiquement en haut lieu.
Quant aux menaces de Valérie Pécresse, Sciences Po se contente d’évoquer des « inquiétudes » de l’élue après avoir discuté avec des parents d’élèves, de confession juive, « en passe d’être levées ». Contactées par Le Figaro, les entreprises partenaires de l’institution qui ont accepté de nous répondre ont toutes annoncé que le lien financier était maintenu.
« Les récents événements survenus ne sauraient entacher la relation entre Eiffage et cette école, l’objectif constant du groupe étant d’accompagner les étudiants vers la vie professionnelle », explique le leader européen du BTP. Même son de cloche chez Schneider Electric : « Les événements de ces dernières semaines, provoqués par quelques agitateurs minoritaires souhaitant instrumentaliser le prestige international de cette grande école, sont regrettables, mais dépassent largement le cadre de Sciences Po. »
Le monde des affaires inquiet
Le numéro un mondial des solutions numériques d’énergie fait « confiance à la direction de l’école ainsi qu’à la Fondation et à ses autorités de tutelle pour garantir la sérénité nécessaire à la poursuite de son projet pédagogique qui fait son succès depuis plus de 150 ans ». Les mauvaises langues pourraient répondre que l’école se débrouille très bien seule pour se saborder. En 2022, le syndicat étudiant Unef et le collectif Zéro fossile avaient eu la peau d’un partenariat avec TotalEnergies jugé « climaticide », vieux de vingt ans, qui n’avait pas été « reconduit » en toute discrétion, pour ne pas effrayer les autres partenaires.
Le monde des affaires scrute pourtant avec inquiétude l’agitation des derniers mois rue Saint-Guillaume. « Dans les milieux que je fréquente, on entend l’idée que Sciences Po est en perdition », s’inquiète un haut fonctionnaire. À tel point qu’un grand cabinet d’avocats confie refuser des stagiaires issus de Sciences Po, après les manifestations qui ont entaché l’image de marque de l’école.
D’autres rangent les CV de sciencepistes en bas de la pile entassée sur leur bureau. « Un CV Sciences Po, je ne le regarde même plus », explique un cadre dans la banque qui craint d’être un jour affiché sur les réseaux sociaux par un employé ou un stagiaire pour une blague jugée déplacée. De là à dire que le diplôme a perdu de son prestige, il y a un pas, que Pascal Perrineau, spécialiste de sociologie électorale et figure incontournable de Sciences Po, ne franchit pas encore.
Hausse des frais de scolarité
« Aujourd’hui on ne peut pas encore parler de déclassement, tempère-t-il. Mais, à terme, les étudiants risquent de porter atteinte à leur diplôme. (…) Attention aux effets des crises à répétition. » L’apparent optimisme de la direction face aux risques de voir une partie de ses crédits s’envoler peut surprendre. Car le budget de Sciences Po repose sur un équilibre délicat.
Pour 200 millions d’euros de budget en 2019, le dernier rendu public, les subventions étatiques pèsent 69 millions d’euros, soit 35 %. C’était 66 % en 2000 et 50 % en 2010. Le reste se partage entre l’argent des mécènes et des frais de scolarité en constante augmentation. Sciences Po a beau se targuer d’avoir ouvert socialement l’école, avec la création, en 2001, d’une voie d’accès spécifique pour les lycéens en zone d’éducation prioritaire (ZEP), il faut débourser toujours plus d’argent pour y suivre sa scolarité.
Comptez 13.190 euros au maximum pour une année de bachelor et 18.260 euros en master, contre 2,74 francs par jour en moyenne en 1987 (80 francs par mois). « Moins que le prix d’un café », raconte l’ancien directeur de l’école Richard Descoings dans son livre Sciences Po. De La Courneuve à Shanghaï, publié en 2007.
C’est justement sous « Richie » (1996-2012) que les dépenses de Sciences Po ont explosé, contribuant à fragiliser l’équilibre financier de l’institution et à la rendre dépendante des fonds privés et des étudiants. Elles s’élevaient à 54,7 millions d’euros en 2000, puis à 127 en 2010 et à 196,50 aujourd’hui. Le choix du plus célèbre des directeurs de transformer l’école en une firme transnationale comme une autre n’y est pas étranger.
Internationalisation
De l’aveu de tous, l’internationalisation a permis de « désenkyster » Sciences Po, elle l’a sauvé d’un déclin assuré à l’heure de la mondialisation, mais elle a aussi généré des dérives. « Sous Descoings, la stratégie s’est résumée à “toujours plus” : plus d’élèves, plus de campus, plus de profs prestigieux et plus de partenariats », résume une ancienne professeur.
Des campus en province ont poussé au Havre, à Reims, à Poitiers, à Nancy, à Dijon, avec chacun une vocation particulière (le campus du Havre est tourné vers l’Asie, celui de Menton est orienté vers les pays arabes, etc.). Les étudiants, 5600 en 2004, sont 15.000 deux décennies plus tard, dont la moitié d’étrangers qui sont une poule aux œufs d’or pour l’établissement - hors Union européenne, ils paient plein pot en matière de frais de scolarité.
Mais, surtout, le célèbre directeur, décédé de façon brutale en 2012, a fait exploser le train de vie de l’école en prévoyant une hausse, toujours en vigueur, de 3 % de rémunération par an pour le personnel, soit 1200 personnes. Une façon d’« acheter la paix sociale » face aux éventuelles contestations sur sa gestion de l’aveu d’un fin connaisseur de la maison, et de « lier les mains de ses successeurs » avec ces accords.
Renflouer les caisses
Lui parle de « populisme en cravate » ou de « démagogie chic ». En 2011, Mediapart révèle aussi que le directeur émarge à 25.000 € mensuels en plus de jouir d’un chauffeur et d’un appartement de fonction. Un salaire proche de celui octroyé aux dirigeants d’universités américaines, et très au-dessus d’un directeur d’établissement du supérieur, dont les émoluments de l’époque plafonnent à 6000-7000 euros par mois.
Alors, pour renflouer les caisses, tous les moyens sont bons, y compris les plus dérisoires, comme la location des sièges de l’amphithéâtre Boutmy. L’école propose sur son site de graver son nom, ou celui d’un proche, au dos de l’un des sièges pour une durée de 10 à 99 ans, moyennant entre 1500 euros à 15.000 euros (don déductible de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt sur la fortune immobilière).
Les émoluments de la direction et les augmentations annuelles du personnel passent d’autant plus mal en interne que la paie des enseignants vacataires, elle, n’a pas bougé d’un iota, comme celle des maîtres de conférences. « Sciences Po joue à l’entreprise moderne quand ça l’arrange, peste un vacataire. Elle ne doit pas oublier que c’est grâce à nous que le système peut perdurer et que l’école est reconnue en France et à l’étranger. »
Un autre enseignant est plus philosophe. « De toute façon, on vient à Sciences Po pour le prestige, pas pour l’argent. Et, soyons honnêtes, on préfère tous donner des cours à Saint-Germain-des-Prés plutôt qu’à Jouy-en-Josas. » Mais, si les crises mettent à mal la réputation de l’école, les professeurs se bousculeront-ils toujours pour distiller leur savoir rue Saint-Guillaume ?"
Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Figaro « Sciences po, une institution dans la tourmente » (été 2024) dans Sciences Po Paris dans Enseignement supérieur dans Ecole (note de la rédaction CLR).
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