Michel Guerrin, rédacteur en chef au "Monde". 26 septembre 2020
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Un artiste blanc peut-il encore photographier des Noirs ?
Ou une autre communauté que la sienne ?
Cette question, inimaginable il y a trois ans, se pose, surtout aux Etats-Unis, où les incidents se multiplient. Rien d’étonnant. En contact avec le réel, la photographie est au cœur du débat, pour le moins crispé, sur l’appropriation culturelle.
Nous tenons un exemple passionnant à Paris, à la Fondation Cartier-Bresson, qui expose jusqu’au 18 octobre le photographe américain Gregory Halpern. Ce dernier est Blanc. Il a photographié des Noirs en Guadeloupe. Ce postulat est devenu un problème. La façon dont l’exposition, excellente par ailleurs, y répond en est un autre.
Il faut partir de l’image qui ouvre l’accrochage. Dans la mer, près du bord, un homme noir tient dans les bras une femme blanche qui flotte dans la lumière. L’image est douce et dérangeante à la fois, car mystérieuse. Quelle est la relation entre eux ? Soumission ou égalité ? L’homme a-t-il sauvé la femme de la noyade ? Est-il son compagnon ? A son service ? On ne sait et c’est merveilleux.
Le texte général de présentation de l’exposition donne des pistes. Halpern, qui sait l’histoire de la Guadeloupe, « marquée par la colonisation et l’esclavage », entend évoquer les traces d’un passé douloureux, resté vivace. On nous dit que ses portraits de Guadeloupéens ne sont pas « le produit d’une appropriation mais celui d’un échange ».
Entendez : Halpern a photographié les habitants avec leur consentement. Certains ont même posé. On apprend aussi qu’il est juif et qu’il s’intéresse « à la recombinaison des cultures du monde ». Autant de précautions pour légitimer son travail et lui éviter les ennuis.
Mais ça va plus loin. L’image du couple dans l’eau est accompagnée d’un autre texte. L’homme « pratique un massage par flottaison ». Il eût été plus direct, semble-t-il, d’écrire qu’il s’agit d’un kiné et de sa cliente, mais bon. Toujours est-il que l’on tombe sur ces derniers mots : « Cette photographie souligne la persistance de différences raciales, perpétuées par l’esclavage et le colonialisme. »
Autant dire qu’une image à lecture ouverte devient, avec ce texte, à lecture fermée. Le mystère tombe, l’imaginaire devient slogan. On dit au spectateur comment regarder, pour qu’il n’ait pas de mauvaises pensées. C’est contradictoire avec une œuvre dont la force repose sur l’ambiguïté, voire la fiction.
Contradictoire avec ce que dit Halpern lui-même dans son livre Let the Sun Beheaded Be (Aperture/Fondation Hermès, 120 p., 45 euros) quand, dans un entretien passionnant avec Stanley Wolukau-Wanambwa, il confie qu’il entend bousculer les certitudes du spectateur. Contradictoire enfin quand, dans le livre suscité, Clément Chéroux analyse la résonance surréaliste des images, mouvement qui repose pourtant sur l’énigme.
Mais tout cela n’est pas surprenant. Les textes ont été écrits par des Américains pour des visiteurs américains. L’exposition devait en effet débuter en juin au Musée d’art moderne de San Francisco, avant que le Covid-19 n’oblige à inverser les lieux d’exposition.
Il est donc rare et instructif de voir en France une exposition telle que l’Amérique la verra, en 2022, ce qui permet de prendre la mesure du fossé entre les deux pays concernant l’appropriation culturelle. Aucune exposition en France, pour l’instant, ne prendrait de telles précautions. Il faut par exemple aller voir à la galerie Nathalie Obadia (jusqu’au 14 novembre) les photographies remarquables de Luc Delahaye, réalisées au Sénégal. Avec des Sénégalais. Cette fois sans avertissement écrit ou lecture orientée dans la salle.
Une hypothèse. Les précautions qui enrobent l’exposition Halpern sont moins là pour informer le spectateur que pour protéger l’artiste. Ce dernier espère ainsi éviter l’œil du cyclone qui a frappé tant de photographes. Mais outre que ce n’est pas gagné, il est sur la défensive. Quand un artiste commence à se justifier de sa vertu, alors même qu’il n’a rien à prouver sur la question coloniale et ses effets durables, ce n’est jamais très bon.
Il est vrai qu’Halpern se trouve en terrain chargé. Il arrive après des milliers de photographes blancs – ethnographes, explorateurs, reporters ou artistes –, bons ou mauvais, qui, depuis le XIXe siècle, monopolisent l’imagerie des pays du Sud.
Et dans cette imagerie, il y a beaucoup de stéréotypes et caricatures – colonialistes, exotiques, touristiques, décoratifs, misérabilistes, réducteurs – qui visent surtout à alimenter le besoin en images de l’Occident, qui aime tant regarder l’autre pour se rassurer. Le film documentaire Stop Filming Us (2020), du Néerlandais Joris Postema, tout en étant très maladroit, interroge par exemple la représentation visuelle de la République démocratique du Congo par les photographes occidentaux comme congolais.
Un changement de regard passe par un développement massif du regard autochtone. Pas simple, pour de multiples raisons, économiques déjà, même s’il y a du mieux. Pour les Occidentaux, c’est plus compliqué. Un travail de collaboration avec les gens photographiés est une piste. Mais faut-il disqualifier, « effacer » par principe tout regard étranger qui évite le contact avec les gens ? Certains le demandent, ce qui a de quoi inquiéter. Il est vrai que la complexité est une valeur en baisse dans le vaste débat décolonial.
Prenons le photographe sud-africain David Goldblatt, mort en 2018 à l’âge de 87 ans. Sa position était atypique, presque un étranger dans son propre pays : un Blanc qui a documenté l’apartheid subi par les Noirs. Il a aussi photographié les Blancs. Ce statut ambivalent – dedans, dehors –, dont il a beaucoup parlé, était sa force. Il lui a permis, outre son talent et le fait d’avoir créé un école photo fréquentée par des Noirs, de produire des images remarquables, pour beaucoup sans l’accord des gens. Et lui aussi commence à être dénoncé pour appropriation culturelle."
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique "Appropriation culturelle" dans Liberté d’expression : culture (note du CLR).
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