Revue de presse

"Théorie sur l’adrénochrome : les infox se nourrissent du vide" (G. Bronner, L’Express, 30 mars 23)

Gérald Bronner, sociologue, président du jury des Prix de la Laïcité 2020-2021. 30 mars 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Théorie sur l’adrénochrome : les infox se nourrissent du vide, par Gérald Bronner".

"[...] Pour trouver des réponses, nous avons désormais plus souvent recours aux moteurs de recherche qu’aux sources journalistiques conventionnelles.

Dans ce contexte, une certaine lecture du monde a plus de chance de nous parvenir si elle figure à la première page de Google que si elle lanterne à la dixième. Assez souvent, cela ne pose pas de problème : si vous le questionnez sur la localisation d’un restaurant ou sur la géographie d’un pays, vous trouverez des informations fiables et détaillées. Seulement, on peut profiter artificiellement de ce que Michael Golebiewski et Danah Boyd, des experts en communication numérique, ont nommé des data voids (vides de données), c’est-à-dire les termes de recherche pour lesquelles les données disponibles sont limitées, voire inexistantes.

Lorsque le volume d’informations sur un sujet est important, il est difficile de le manipuler. En effet, un algorithme préside à son ordonnancement et repose sur un ensemble complexe de variables, dont la popularité du contenu n’est pas la moindre. Cela crée une forme de vertu épistémique qui assure une certaine fiabilité des sites mis en avant. Ce n’est pas le cas lorsque l’on est confronté aux data voids, qui permettent des formes pernicieuses de manipulation. Ils peuvent créer deux types de situations, distinctes mais également propices à la diffusion de fausses informations ou à la propagation d’interprétations douteuses d’un fait d’actualité.

La première advient lorsqu’on ne sait encore rien d’un événement - par exemple, si des coups de feu se sont fait entendre dans un établissement scolaire sans qu’on connaisse encore leur origine, ce qui n’est pas un événement rarissime aux Etats-Unis. Le but de certains acteurs de la désinformation est alors d’en proposer une narration avant qu’aucune interprétation officielle ne soit donnée par les médias conventionnels. Dans ces conditions, elle a des chances d’ancrer certains récits dans les esprits. A ce sujet, deux chercheurs belges, Jonas De Keersmaecker et Arne Roets, ont montré que la première impression perdure en matière d’infox… même lorsque l’individu qui y est confronté apprend ensuite qu’elle est fausse.

Dans la seconde, on contourne l’éditorialisation des moteurs de recherche sur certains thèmes en les identifiant par des mots rares, inconnus, obsolètes…, de sorte que l’on peut conduire le curieux dans des "bulles épistémiques". L’association de certains termes de recherche à des événements conduira à des vides de données qui seront rapidement remplis en liant des thèmes à des contenus spécifiques. C’est ce que montrent les études de Francesca Tripodi, professeure à l’UNC School of Information : si "KKK" ou "nazi" sont des termes bloqués ou suspectés par le moteur de recherche, des phrases slogans comme "vous ne nous remplacerez pas" sont des passages secrets vers les groupes suprémacistes. Ainsi donc, les propagandistes utilisent à présent des termes stratégiques qui permettent d’accéder à des espaces où la qualité de l’information devient incontrôlée.

Une requête sur certains thèmes spécifiques développés dans les milieux conspirationnistes, par exemple, mènera automatiquement à des contenus qui peuvent être problématiques. Une illustration récente est celle du terme "adrénochrome". Il s’agit d’un mot peu connu qui désigne un pigment biologique issu de l’oxydation de l’adrénaline. Il se trouve que l’imaginaire conspirationniste, et notamment celui de QAnon, en a fait une drogue fabriquée à base de sang d’enfants et qui aurait des vertus rajeunissantes ! Avant que l’inconséquent Cyril Hanouna ne lui donne une visibilité inattendue lors de son émission Touche pas à mon poste du 10 février dernier, le mot constituait un hameçon parfait pour attirer les esprits curieux dans des filets paranoïdes.

L’idée que nous vivons dans la même société mais plus tout à fait dans le même monde trouve ici une nouvelle illustration. Selon la façon dont nous usons des outils qui nous servent à nous orienter dans le dédale informationnel, nous n’aboutissons pas aux mêmes paysages, et les propagandistes savent user de cette nouvelle géographie cognitive."


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