Contribution

Soumettre les citoyens à la neutralité dans l’espace public serait contraire à la liberté d’expression (Catherine Kintzler, 30 av. 24)

Catherine Kintzler, philosophe, professeur honoraire des universités, Prix de la Laïcité 2014. 30 avril 2024

Remarques sur l’article d’Anne-Hélène Le Cornec-Ubertini du 26 avril sur lefigaro.fr/vox intitulé « Avant d’attaquer la loi de 1905, les militants “antiracistes” devraient lire Aristide Briand ».

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Cet article me semble présenter une difficulté importante au sujet de l’usage qu’il fait de la notion d’« espace public ». Cette notion est en effet ambivalente et peut désigner soit d’une part ce que les juristes appellent « la sphère publique », c’est-à-dire un domaine défini par la loi, qui participe de l’autorité publique, soit d’autre part l’espace social commun, couramment partagé, accessible au public, domaine indéfini.

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Le principe de laïcité ne s’applique qu’au premier domaine et assure la liberté du second. L’article en question ne le précise pas ; il effectue le glissement entre les deux domaines, et considère que les citoyens devraient être eux-mêmes soumis au principe de laïcité. L’appel aux interventions d’Aristide Briand (44e séance - 27 juin 1905 - de la discussion sur la future loi du 9 décembre 1905) pour soutenir cette considération me semble injustifié.

Tantôt on peut penser que l’auteur de l’article parle simplement de l’interdiction d’affichage religieux sur les monuments publics et dans les emplacements publics - actuel article 28 de la loi du 9 déc. (article 26 au moment de la discussion en 1905). Je cite la version actuelle, qui diffère très peu de la version discutée puis adoptée en 1905 :

« Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »

Tantôt (et c’est malheureusement l’impression dominante) on a l’impression que l’article milite en faveur de l’interdiction des emblèmes et affichages arborés par les personnes dans l’espace partagé, l’espace ordinaire accessible au public, et même de l’interdiction du discours religieux dans ledit espace. 

En effet on lit :

« Faire croire qu’il y a actuellement un dévoiement de la laïcité française, qui n’aurait prévu en 1905 que la neutralité de l’État, et pas celle des citoyens, est à la fois un contresens et une impossibilité logique. » 

D’où l’on conclut que, pour l’auteur, la laïcité « non dévoyée » demande la neutralité non seulement de l’État, mais aussi celle des citoyens eux-mêmes

L’auteur de l’article cite un extrait d’une intervention d’Aristide Briand (rapporteur) lors de la 44e séance de la discussion sur la loi de 1905 (27 juin 1905) [1]. Or, comme elle le dit pourtant elle-même, cette intervention précisément se situe dans le débat sur l’article 26 précédemment cité. Il n’y est pas question d’une neutralité qui serait demandée aux citoyens. Briand rappelle même, juste avant la citation faite par Mme Le Cornec-Ubertini, que cette interdiction d’emblèmes ne vaut qu’à partir de 1905 et « respecte le passé ». Il précise aussi, à un autre moment, le sens de « emplacement public »  :

« Il s’agit ici d’emblèmes, des signes extérieurs ayant un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion. Par les termes « emplacements publics » nous visons les rues, les places publiques ou les édifices publics autres que les églises et les musées. Il n’est nullement question d’empêcher un particulier, si c’est son goût, de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, même si cette maison a façade sur une place ou une rue. L’idée ne nous est même pas venue de formuler une semblable interdiction. »

Que vient faire ici la prétendue « neutralité » des citoyens ? On ne la voit nulle part, on est même à l’opposé.

On demande à la République d’être laïque, de ne tenir que des discours soumis au principe de laïcité, de ne faire que des lois à caractère laïque (et c’est en ce sens restreint que les citoyens, en tant qu’ils sont législateurs par l’intermédiaire de leurs représentants élus ou directement quand ils sont sollicités par référendum, sont astreints au principe de laïcité). On demande aux représentants de la puissance publique et aux agents publics d’être laïques dans l’exercice de leurs fonctions.

En revanche on demande aux personnes vivant sur le territoire national (que Briand appelle ici « les particuliers » - ce qui comprend les citoyens), non pas d’être laïques elles-mêmes, mais de respecter les lois : aucune de ces lois ne les oblige à une quelconque neutralité dans l’espace public pris au sens de l’espace commun partagé. Cela fait une grande différence, notamment en matière de liberté d’expression.

Qu’on puisse souhaiter que les citoyens soient imprégnés d’esprit laïque est une chose, c’est un souhait moral, et on peut le partager avec l’auteur de l’article. Mais prétendre qu’ils doivent être eux-mêmes soumis au principe de laïcité en dehors du champ de son application (lequel est défini par la loi) en est une autre, qui est contraire à l’exercice de la liberté d’expression.

La loi du 15 mars 2004, de même, s’applique aux écoles publiques et durant le temps scolaire. On ne demande pas aux élèves de quitter leurs accoutrements religieux partout « en public » et tout le temps. La loi de 2004 leur permet d’échapper, pendant qu’ils sont à l’école, à l’assignation imposée par une appartenance communautaire (celle qui leur dit, par exemple : « tu dois porter le voile partout, tout le temps »), mais elle ne le fait pas en leur imposant une uniformisation d’État (qui leur dirait : « tu dois t’abstenir de manifestations à caractère religieux partout, tout le temps »).
Étendre ainsi le champ d’application du principe de laïcité à un domaine indéfini transformerait la laïcité en son contraire, c’est-à-dire en religion civile qui de plus serait intégriste (car elle demanderait l’uniformisation des mœurs partout, tout le temps).

J’ai appelé cette alternance « la respiration laïque » [2]. En quoi serait-ce un « dévoiement de la laïcité » ? Et je demande où est le « contresens », quelle est « l’impossibilité logique ». Le contresens serait plutôt dans le texte de Mme Le Cornec-Ubertini au sujet du débat de juin 1905 sur l’article 26 (actuellement 28) de la loi. La faute logique serait plutôt de concevoir une laïcité qui imposerait le principe de laïcité partout, tout le temps.


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