(lefigaro.fr , 11 août 24) 12 août 2024
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"« ON SE TUTOIE ? » 1/4- Pendant la Terreur, la nouvelle politique de la langue est sur toutes les lèvres. Dans le viseur, un vouvoiement jugé à rebours des promesses égalitaires.
Par Victoire Lemoigne
C’est un bien curieux personnage qui défraye la chronique le 14 décembre 1790 (an II de la liberté) dans le Mercure national. Son nom ? « C.B. homme libre ». Il ne parle pas de la première fête de la Fédération en juillet, ni de la toute récente obligation pour le clergé de prêter serment. Il n’évoque pas les débuts du Club des Cordeliers, la société politique de Danton, Hébert, Marat, Desmoulins... « C.B. homme libre » vient parler de la langue française. Ou plutôt, de la manière dont elle doit « éprouver en même temps que l’empire, la révolution qui doit la régénérer ».
La plume inconnue n’y va pas de main morte. Il faut, nous dit-il, « purifier » le français « au feu de la liberté, et le rendre enfin digne du peuple loi ». Ici sont les prémisses d’une politique de la langue qui aura ses heures de gloire pendant la Terreur. L’année suivante, Urbain Domergue publie Le Journal de la langue française. Mais pour l’heure, les débuts de cette nouvelle syntaxe révolutionnaire prennent place dans les colonnes du Mercure national, « journal de l’état et du citoyen », fondé il y a tout juste quelques mois par Louise de Kéralio, et déjà influent auprès du noyau des jacobins et républicains.
« Il ne suffit pas que la langue soit riche en mots », continue le pseudonyme. Mais qu’elle soit « pure dans son usage, et qu’avec de fausses idées, elle ne présente pas des images continuelles de servitude et d’abjection ». Cette image de servitude, c’est le vouvoiement. Gainsbourg l’évoquera, trois siècles après, comme « l’aristocratie de la timidité ». « C.B. homme libre » le fustige comme « le germe de cette race infernale ». Rappelant que les Spartiates, les Grecs et les Romains n’ont jamais connu « ce mode insignifiant de notre langue corrompue », il le juge « féodal, servile, humiliant ».
« S’il fut engendré avec la féodalité, il doit disparaître avec ses horreurs », continue notre chroniqueur, invitant à « sacrifier promptement un usage de préjugé aux principes éternels de la vérité ». Le vouvoiement vient donc rejoindre la longue liste des persona non grata, après la gabelle, les lettres de cachet, le calendrier julien, le roi et son petit mitron. « Si nous voulons la liberté, parlons-en le langage », conclut la plume amphigourique.
Et sous l’Ancien Régime ?
Revenons un peu en arrière. Sous l’Ancien Régime, l’abîme social sépare la rive des nobles et bourgeois à qui l’on dit « vous », de ceux que l’on tutoie. En 1718, le Dictionnaire de l’Académie française explique que « le tutoiement n’est guère en usage que de maître à valet ». Puis en 1740, lorsqu’on parle « à des personnes fort inférieures, ou avec qui on est en très grande familiarité ». Il rajoute qu’on s’en sert « en faisant parler certaines Nations, principalement les Orientaux, lorsqu’on veut leur conserver un caractère étranger ». Mais les choses ne sont pas aussi unilatérales. Qu’un officier tutoie un sous-officier qui lui est inférieur, par exemple, est scandaleux. Et un règlement militaire début juillet 1788 promet une punition sévère à qui sera pris en train de « tutoyer, injurier ou maltraiter » un soldat sous son ordre.
Le terrain est préparé par les philosophes des lumières. Pour Voltaire, « le tu est le langage de la vérité, et le vous le langage du compliment. » Pour Montesquieu, le « vous est un défaut des langues modernes » dont l’emploi « choque la nature ». Quant à Condillac, il enseigne au prince de Parme que « nos père barbares et serviles imaginèrent de parler au pluriel d’une seule personne, lorsqu’elle faisait respecter ou craindre, et vous devint le langage de l’esclave devant son maître ».
Un décret sur le tutoiement
On ne peut parler de ce lent basculement vers le tutoiement sans évoquer l’anecdote, amusante si elle n’était pas tant prophétique, des Actes des Apôtres. Non pas le parchemin du Nouveau Testament, mais le pamphlet périodique qui se voue dès novembre 1789 à la défense de la monarchie et à la satire des bonnets phrygiens qui entendent la débouler. Après avoir proposé un décret instaurant l’égalité des températures sur toute la surface du globe, ils imaginent d’être forcés à tutoyer le couteau sous la gorge :
« Il n’est que trop d’usage parmi les gens aisés du tiers état de tutoyer ceux du métier, surtout leurs barbiers-perruquiers. Le mien vient de m’en corriger à l’instant, me tenant par le cou, et son rasoir sous ma tête : conviens, me dit-il, des droits de l’homme, que nous sommes égaux, qu’il n’y a plus d’ordre, ni état, ni titre, ni distinction », imagine le périodique. « Cette leçon de mon barbier, et mon pacte avec lui, me semble devoir mériter de l’assemblée nationale, un décret tout exprès et formel, qui ordonne le tutoiement général et absolu entre tous et un chacun. »
Ce décret ne tarde pas à être désiré. Début octobre 1792, « la Chronique de Paris », journal qu’achètera Balzac, accélère le changement des mentalités. Elle commente ainsi : « Sous le règne heureux de l’égalité, la familiarité n’est que l’image des vertus philanthropiques que l’on porte dans l’âme ». Et cingle de cette formule passée à postérité : « Si vous convient à Monsieur, toi convient à Citoyen. » Les titres de « Madame », « Monsieur » ou « Monseigneur » ont été éradiqués. Un an plus tard, le 31 octobre 1793, peu après l’arrivée de Robespierre à la tête du Comité de salut public, une délégation jacobine menée par Malbec demande un décret qui rend le tutoiement obligatoire.
« Beaucoup de maux résultent de cet abus », argue le délégué. « Il entretient la morgue des pervers à l’adulation. » Le Comité de Salut public se fait alors une loi de tutoyer de tout le monde. Et, le 8 novembre 1793, est publié par la Convention un décret sur le tutoiement obligatoire dans les administrations. Il gagne les écoles et les universités, puis les armées. Fait à souligner, les pronoms d’adresse changent, mais pas le principe de hiérarchie. L’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne dit-il pas que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » ?
Le « vous » de la suspicion
En dehors de l’administration, donc, il n’y a aucune obligation légale à tutoyer. Mais c’est oublier que le climat paranoïaque de la Terreur a atteint son paroxysme. En septembre 1793, deux mois auparavant, la Convention nationale a voté la « loi des suspects ». Sont ainsi suspectés « ceux qui par leurs propos » se sont montrés « ennemis de la liberté ». Et comme le chef d’accusation est brumeux, comme la guillotine précède tout jugement, ce ne sont pas moins de 17.000 têtes qui sont coupées à Paris pendant la Terreur, pour avoir parfois laissé échapper le fatidique « vous ».
Pourquoi le tutoiement n’a-t-il jamais été imposé légalement ? Car l’égalité a maille avec la liberté. Le souhait de Bazire se heurte, le 11 novembre 1793, à l’opposition de son collègue Thuriot. Celui-ci lui répond en effet : « On sait bien que le vous est absurde, que c’est une faute contre la langue de parler à une personne comme on parlerait à deux, à plusieurs, mais aussi n’est-il pas contraire à la liberté de prescrire aux citoyens la manière dont ils doivent s’exprimer ? Ce n’est pas un crime de parler mal le français. »
Dans l’administration, la Convention Thermidorienne qui entre en vigueur le 27 juillet 1794 sonne le glas du tutoiement obligatoire. Mais la généralisation du tutoiement a laissé des traces. Et aujourd’hui, nous vient directement de cette effervescence révolutionnaire à promouvoir l’égalité par la langue. Jamais, peut-être, on n’aura accordé autant de pouvoir à la manière de dire. Notre « H.B homme libre » ne disait-il pas que « par la seule syntaxe des langues, nous pouvons juger des vertus ou des vices, de la liberté ou de l’esclavage des nations » ?"
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