Céline Masson, professeure de psychopathologie clinique (Université Picardie-Jules Verne) et Isabelle de Mecquenem, professeure agrégée de philosophie (Université de Reims), référentes racisme-antisémitisme. 25 juin 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"TRIBUNE Les tweets, selfies et plaisanteries se multiplient dans les lieux de mémoire de la Shoah. Deux chercheuses sur le racisme et l’antisémitisme alertent et interrogent sur la portée de ces actes.
« Et nous aimerions autant ne pas être que n’être pas regardés »
Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur la vertu, 1757
Et si c’était pour rire ?
Tweets, jeux, blagues qui portent sur le génocide des juifs, semblent faire des adeptes chez les jeunes et notamment les étudiants. Cet esprit de dérision a déjà été pointé dans un message du Auschwitz Memorial alertant sur des comportements de jeunes visiteurs qui se sont livrés à des jeux d’équilibre sur les rails menant au camp, à l’endroit même de la fameuse rampe d’arrivée où s’opérait la sélection de juifs. Cette image de l’équilibriste n’est-elle pas symptomatique d’une attitude de légèreté psychologique et morale propre à une génération qui s’imagine en état d’apesanteur historique ?
Une enquête de l’Ifop a montré une certaine perception atténuée de la gravité et de la réalité de la Shoah chez les 18-24 ans malgré les différents programmes pédagogiques qui visent précisément à en prendre conscience.
Le chef de l’État, Emmanuel Macron a récemment reçu Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, alors que le parlement français s’apprête à examiner une proposition de loi afin de modérer les propos haineux en ligne. Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, réunit les référents racisme et antisémitisme jeudi 6 juin afin de réfléchir aux moyens et méthodes de lutte contre les contenus haineux sur les réseaux sociaux.
Pour notre part, l’affaire de la faculté de médecine de l’université de Paris 13 nous a alertées en ce début d’année universitaire. Rappelons les faits.
Rose, alors étudiante en deuxième année de médecine à l’Université de Paris 13, décrit un climat d’intimidation. Une bande de copains qui savait qu’elle était juive, la tacle à coup de blagues mordantes, d’un certain humour noir inspiré par Dieudonné et consorts, visant les juifs, les camps et le Crif (Conseil Représentatif des Institutions juives de France). On retrouve ainsi les poncifs antisémites des juifs radins, cupides et dominateurs ; elle évoque le thème d’un week-end d’intégration nommé Bob Auschwitz 2019 « les nazis contre les juifs », des saluts hitlériens, ainsi que le classement des juifs de la promotion en fonction de leur degré de pratique religieuse.
En témoignent des captures d’écran, que nous avons pu consulter et qui, d’ailleurs, constituent des éléments de preuve dans le cadre d’une procédure toujours en cours. On peut découvrir notamment une photo d’un étudiant juif brûlant dans les flammes ou encore des montages d’images animalisant la figure du juif, ainsi qu’un étudiant déguisé en dieu de l’avarice qui aurait joué avec une kippa lors de ce week-end d’intégration. Rose relate aussi les propos suivants qui ont été opposés à ses protestations : « vous les juifs, vous n’avez pas d’humour. [...] Il faut que tu apprennes à faire du second degré ».
« On incrimine les victimes en se défaussant par l’humour », dit-elle [Entretien réalisé par les auteurs en janvier 2019]. Ainsi, les auteurs invoquent l’humour pour se protéger de toute mise en cause. Mécanisme de défense qui consiste en une inversion de rôles : celui qui subit devient celui qui a infligé un interdit : ce n’est pas moi qui suis en cause puisque ce que je dis relève de l’humour, c’est toi qui as un problème puisque tu ne comprends pas que c’est pour rire. Si c’est pour rire, ce n’est pas sérieux, donc tu m’empêches de m’exprimer et fais obstacle à ma liberté.
Mais ces jeunes sont-ils antisémites ? Leurs messages le sont par leur teneur explicite, mais c’était pour rire (mdr) comme les étudiants se sont évertués à le dire lors du conseil de discipline.
Et Rose décrit ce climat de persécution humoristique où le rire exalté du petit nombre a fait contagion auprès d’une bonne partie de sa promotion (elle indique que la moitié de la promotion était impliquée dans le jeu), si bien qu’elle n’osait plus venir en cours par peur des représailles. Elle n’a jamais cédé aux pressions. [Rose renvoie à cet article du « Parisien » comme étant le plus précis à cette date du 7 février 2019]
Toutefois, la section disciplinaire de l’université de Paris 13 saisie à juste titre par le Président de l’Université pour présomption d’antisémitisme et de harcèlement, a statué le 8 février 2019 et a relaxé à l’unanimité sept étudiants, condamnant à la majorité un étudiant « à un an d’exclusion dont deux mois ferme de l’université » (sic). La tonalité blagueuse des échanges entre les étudiants sur les réseaux sociaux due à la tradition dite de l’humour potache a-t-elle occulté le caractère antisémite des attaques subies par Rose pendant plusieurs mois ? On peut le présumer en prenant connaissance de la décision de ladite section. L’humour véhiculé sur une scène virtuelle apparemment conviviale induit-il une illusion d’impunité voire un déni d’antisémitisme ?
Comme l’indique Angélique Gozlan (Angélique Gozlan est psychologue clinicienne de l’adolescence et des réseaux sociaux. Elle a publié notamment « L’adolescent face à Facebook », collection Pandora, In Press, Paris, 2016.), c’est l’instantanéité et la réactivité virale des réseaux sociaux qui contribuent à la perte de discernement et aux phénomènes de groupe. Elle souligne notamment dans un entretien que nous avons réalisé, que c’est « une culture fragmentaire, du “porno” (et non pornographique) qui privilégie le gros plan, l’extrait au détriment du contexte ».
En effet, on fait l’hypothèse d’une rupture générationnelle liée à l’influence de la culture des médias, de la téléréalité aux réseaux sociaux, qui ont des effets de fascination, d’excitation et opèrent une pseudo-socialisation qui attise surtout des logiques grégaires et suscite un conformisme inquiétant. Ces modes de communication très efficaces favorisent la diffusion virale des propos haineux et antisémites masqués et donc révélés par le rire et un humour sarcastique.
Les mots utilisés par ces jeunes semblent dépouillés de leur sens historique, la Shoah ne serait qu’un-signifiant qu’on lance sur l’écran des échanges virtuels en série puis tourné en dérision afin de partager des fous rires (mdr) sans aucune limite (ce qu’on pourrait nommer les serial jokes).
Un autre exemple est paradigmatique de cette manière désinvolte voire obscène de traiter l’histoire : un jeu « S’échapper d’Auschwitz » consistant à imaginer l’évasion de deux hommes, « les SS pouvant éliminer les suspects en nombre limité », des conseils sont donnés sur la localisation des SS et des kapos etc. Ce jeu devait sensibiliser les jeunes au génocide, il a été retiré de la plate-forme du ministère de l’Education nationale.
Le rire fait diversion, les jeunes sont détournés de la gravité qu’impliquent ces propos et l’humour fait écran au tragique de l’histoire. Ce faux rire peut renvoyer à ce que Daniel Dayan, sociologue des médias, a appelé « un antisémitisme dénégatif » caractéristique de l’antisémitisme contemporain. Ce qu’on peut nommer un « antisémitisme sans antisémites »
Ces faits nous invitent à réfléchir à l’esprit d’une certaine jeunesse instruite et loin d’être défavorisée, morte de rire à l’idée de tourner en dérision un événement axial, le génocide des juifs, qui a infléchi l’histoire de l’Europe et du monde dans lequel ces jeunes veulent pourtant résolument s’inscrire comme citoyens et travailleurs. Comme l’écrivait Georges Bataille, « le rire était révélation, ouvrant le fond des choses… ». Porter l’attention la plus vive aux formes, aux modes et aux thèmes du rire juvénile semble donc s’imposer, afin de les appréhender comme des signes du temps présent, des rebuts de l’observation (comme disait Freud), ce qui engage aussi notre responsabilité éducative et politique."
Lire « Selfie sur fond de génocide : génération mort de rire (mdr) ».
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