Revue de presse

Sciences po : "Richard Descoings et la fabrique du scandale" (Le Figaro, 3 août 24)

(Le Figaro, 3 août 24) 3 août 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Les crises de gouvernance à répétition au sein de l’école, qui se cherche toujours un directeur, ont semé le discrédit sur cette institution.

Par Martin Bernier

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Lire "Sciences Po : Richard Descoings et la fabrique du scandale".

À l’Institut d’études politiques, la révérence est de mise à l’égard des anciens directeurs. Dans les locaux historiques de l’école, les amphithéâtres portant leurs noms se superposent : Anatole Leroy-Beaulieu et Jacques Chapsal montent dans les étages, tandis qu’Émile Boutmy règne sans partage sur le rez-de-chaussée. En sortant rue Saint-Guillaume, on rejoint en quelques enjambées le site Richard-Descoings, sis au 9 rue de la Chaise.

Dans le « petit hall » qui jouxte l’entrée principale, on rend encore hommage à Boutmy, Leroy-Beaulieu et Hippolyte Taine, qui posèrent les bases de l’École libre des sciences politiques. Leurs portraits sculptés incrustés dans des plaques de marbre ornent immuablement ce lieu de passage, au pied de l’escalier conduisant à l’actuel bureau, si convoité, du directeur.

C’est là que Frédéric Mion et Mathias Vicherat ont pris leurs quartiers, entre deux mandats d’administrateurs provisoires. Car depuis la mort de Richard Descoings en 2012, l’école enchaîne les crises. Les « affaires » se succèdent et les scénarios se répètent ; les directeurs tentent de s’accrocher à leur poste, de regagner la confiance des étudiants, avant de céder, de guerre lasse, « afin de préserver l’institution ». Chaque remous est scruté dans cette école qui a fait des liens avec le pouvoir et la presse sa marque de fabrique. Et les guerres de succession à la tête de l’IEP se transforment en feuilleton, nourrissant suspicions, querelles internes et remises en cause du mode de gouvernance de l’institution.

Mathias Vicherat et Frédéric Mion
Dernier en date, Mathias Vicherat a jeté l’éponge le 13 mars. Après avoir eu vent de sa garde à vue pour des faits de violences conjugales mutuelles au mois de décembre, les étudiants mobilisés avaient obtenu sa mise en retrait provisoire. Passé l’accalmie des vacances d’hiver, le directeur avait retrouvé son bureau, bien décidé à se maintenir ; il avait perdu de sa légèreté, et celui qui grillait habituellement ses cigarettes dans le jardin de l’école évitait de croiser le regard des étudiants, mais la tempête semblait derrière lui.

C’était sans compter sur l’annonce d’un renvoi devant le tribunal correctionnel qui aura raison de sa détermination au mois de mars. D’autant que le directeur a pu compter sur peu d’appuis en interne. « Entre lui et les enseignants, ça n’a jamais vraiment pris », témoigne un connaisseur historique de la Rue Saint-Guillaume. Vicherat a donc quitté son poste et réintégré le corps des administrateurs de l’État, auquel il appartient de droit en tant qu’ancien élève de l’ENA. Et c’est depuis le ministère de l’Intérieur qu’il a pu observer, de loin, l’agitation qui a saisi Sciences Po dans les mois suivant son départ.

Énarque lui aussi, c’est dans son corps d’appartenance, le Conseil d’État, que Frédéric Mion a trouvé refuge après sa démission. Il y a passé un an avant de rejoindre Gide, un des plus gros cabinets d’avocats parisiens. Emporté dans la chute d’Olivier Duhamel en 2021, son départ avait fait couler plus d’encre que celui de son successeur. Aurait-il couvert le très médiatique président de la FNSP, accusé d’inceste ? Il le réfute, et s’il devra quitter ses fonctions, c’est pour avoir menti : à plusieurs reprises, devant le conseil d’administration et le conseil de la vie étudiante et de la formation - réunis en visioconférence, Covid oblige -, le directeur se confond en explications, ému, et affirme n’avoir jamais eu vent des atrocités commises par le politologue. Le rapport d’inspection commandé par le ministère de l’Enseignement supérieur infirmera ses propos, le forçant à claquer la porte de la rue Saint-Guillaume en février 2021.

Une légende noire
C’en est assez pour semer le discrédit sur une institution que Richard Descoings avait accoutumée aux frasques. Et faire croire à une malédiction de la rue Saint-Guillaume. Les trois premiers directeurs qu’a comptés l’école – Emile Boutmy, Anatole Leroy-Beaulieu et Eugène d’Eichtal – sont tous trois morts en fonction. Ils avaient déjà un âge avancé, mais lire cette information sous la plume de Richard Descoings dans un livre publié en 2007, soit cinq ans avant qu’il ne subisse le même sort, donne à l’anecdote un air de prophétie macabre. Le fait que « Richie » ait été retrouvé mort dans une chambre d’hôtel à New York après une nuit passée avec des escort boys en avril 2012 contribuera à nourrir la légende noire de Sciences Po, et à laisser penser que la fonction de directeur de l’IEP est un poste dont on ne se relève pas.

Si le poste est périlleux, c’est aussi parce qu’il est exposé. Richard Descoings l’avait personnalisé à outrance pour promouvoir les transformations de l’école. Jeune directeur face à un corps professoral plus conservateur, il s’était d’emblée appuyé sur les étudiants ; « Richie » se faisait acclamer dans les amphis et virevoltait à leurs côtés en boîte de nuit, au risque de déraper, comme pendant cette nuit à Berlin où, ivre, il commença à enlever sa chemise au milieu des jeunes diplômés, comme le raconte Raphaëlle Bacqué dans son livre Richie (Grasset).

Le soir de sa mort, les étudiants affluent en nombre rue Saint-Guillaume pour se recueillir. L’un d’eux, le jeune Juan Branco qui deviendra avocat de Jean-Luc Mélenchon et des « gilets jaunes », prononce son discours d’adieu à Saint-Sulpice lors d’une messe de funérailles hors du commun, rassemblant tout le gratin parisien derrière Nadia Marik, sa femme, et Guillaume Pépy, son ancien compagnon.

Les étudiants éplorés ne tardent pas à trouver une nouvelle coqueluche. Le successeur de Richie, Frédéric Mion, est adulé lui aussi. Par un étrange « effet de cliquet, il y avait une fascination pas très saine », témoignent les connaisseurs des arcanes de la maison. Lors de la semaine de rentrée, ils l’arrêtent dans les couloirs pour lui demander une photo ; des comptes à son effigie sont créés sur les réseaux sociaux et l’esprit critique abdique quand il prend la parole au pupitre. Il a beau cultiver un style plus distant avec les étudiants, eux lui vouent un véritable culte. Avant de le conspuer et d’exiger fermement sa démission aux prémices de l’affaire Duhamel, comme pour expier leur propre faute, leur idolâtrie de jeunesse.

Il n’est pourtant pas seul à bord : le pouvoir est bicéphale à Sciences Po. Le directeur de l’IEP travaille avec le président de la FNSP. Mais Olivier Duhamel, titulaire de la seconde fonction de 2016 à 2020 et constitutionnaliste, le confessait lui-même en son temps : « Le président de la FNSP est un peu comme le président allemand », dépourvu de l’essentiel de ses prérogatives au profit du chancelier.

Pour exercer ses fonctions et assurer l’encadrement d’effectifs étudiants qui ne cessent de gonfler, la direction a déployé une panoplie d’adjoints et de sous-directeurs. Un héritage aussi des années Descoings : « Il a multiplié les postes pour ses affidés », raconte un enseignant qui a trente ans d’expérience à l’IEP. Outre son épouse, Nadia Marik, nommée directrice adjointe, le principal vivier de recrutement de Richard Descoings se situe dans les couloirs de l’école.

Le jeune Laurent Bigorgne, que le directeur a rencontré quand il était responsable de la section Unef rue Saint-Guillaume, est embauché en 2000, à 24 ans, pour s’occuper du développement des campus de l’IEP en région. Quatre ans plus tard, Descoings le nomme directeur des études, avant de le promouvoir directeur adjoint de l’IEP en 2007. Leurs chemins se séparent en 2008. « Ç’a été une histoire d’amour intense et de désamour entre les deux », témoigne un ancien. « Descoings était comme ça, il s’entichait de quelqu’un jusqu’à lui confier des fonctions disproportionnées, puis les relations se brouillaient. »

Devenu directeur de l’Institut Montaigne, Laurent Bigorgne continuera d’enseigner à l’IEP jusqu’à ce qu’une affaire éclate. Une de plus. Lors d’une soirée en février 2022, Bigorgne glisse de l’ecstasy dans la coupe de champagne de sa collaboratrice (et ex-belle-sœur) Sophie Conrad. En décembre, le tribunal correctionnel le condamne à douze mois de prison avec sursis et 2000 euros d’amende pour avoir drogué sa collègue à son insu « afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle ».

Le scandale n’éclabousse que modérément l’IEP, mais il inquiète les sphères de pouvoir. Et pour cause : Laurent Bigorgne est un proche d’Emmanuel Macron, qu’il a conseillé pendant sa première campagne. Et s’il a refusé la proposition de devenir le premier délégué général d’En marche, le patron de l’Institut Montaigne hébergeait les premiers statuts du parti présidentiel à son domicile. Un an après les révélations de l’affaire Duhamel, cela fait tache. Car le constitutionnaliste était aussi un habitué de ces cercles, et comptait parmi ceux qui ont fêté le score d’Emmanuel Macron à la Rotonde au premier tour de l’élection de 2017.

Entre Sciences Po et le pouvoir, on cherche pourtant à maintenir un cordon sanitaire, tant bien que mal. Car si l’École libre des sciences politiques était, par définition, une institution privée, son quasi-monopole sur la formation des hauts fonctionnaires a tôt fait l’objet de questionnements. En 1881, puis en 1936, l’État menace de prendre le contrôle de l’institution. Ce sera finalement chose faite en 1945. Mais, nationalisée, l’École libre n’abdique pas ses libertés. Soucieuse de préserver son autonomie, elle bataille contre les agents de l’État qui souhaitent que la majorité des sièges au conseil d’administration de la FNSP leur reviennent. C’est un succès pour les dirigeants de l’école : ils parviennent à imposer des règles d’adoption des délibérations au conseil qui donnent une minorité de blocage à un « collège des fondateurs ».

« Conseil de cooptation »
À chaque crise, les critiques fusent en direction de ce « collège des fondateurs ». Car quand il s’agit de désigner un nouveau directeur, les voix des dix personnes qui le composent pèsent lourd. Et si leurs défenseurs voient dans cette instance « la garantie de l’indépendance de Sciences Po », d’autres fustigent « un conseil de cooptation ».

En 2021, après les départs en cascade d’Olivier Duhamel et de Frédéric Mion, Nicolas Metzger, président du conseil de l’IEP de 2016 à 2019 et candidat à la direction en 2021 avait dénoncé le fait que « Sciences Po demeure l’otage d’un collège de dix fondateurs cooptés, dont l’opacité, les connivences et l’entre-soi sont la marque de fabrique depuis des décennies ». Et une pétition appelant à « débrancher les fondateurs » avait recueilli plus de 750 signatures. Sans aboutir à un quelconque changement.

Aujourd’hui, toutefois, c’est moins la mainmise de la FNSP que l’ingérence de l’exécutif qui est redoutée à Sciences Po. « Depuis que Gabriel Attal a fait irruption au conseil d’administration, il y a une vraie crainte de mise sous tutelle », témoigne un enseignant. Juste après que des étudiants ont tenu des propos antisémites dans l’amphi Boutmy, rebaptisé « amphi Gaza » par des militants propalestiniens en mars dernier, le premier ministre avait improvisé une visite dans son ancienne école, menaçant directement les membres du conseil : « Le poisson pourrit toujours par la tête », avait-il lancé en guise de mise en garde face aux errances de l’institution.

« Sa venue inopinée a confirmé que la nomination du directeur serait une affaire d’État », glisse-t-on dans les couloirs. Il faut dire que le premier ministre suivait de près ce qui se passait à l’intérieur de l’IEP, un des présidents du conseil de la vie étudiante et de la formation, Raphaël Charpentier, n’étant autre que la plume du locataire de Matignon. Et si ceux qui connaissent ce dernier assurent qu’« il a toujours mis l’intérêt de Sciences Po avant tout », ce mélange des genres a fait grincer des dents en interne.

Et tandis que six candidats ont d’ores et déjà été retenus pour être auditionnés, certains cadres de Sciences Po font part de leur appréhension au moment de choisir le nouveau directeur : « On part à la recherche de l’oiseau rare », nous confiait récemment l’un d’eux. Alors qui, de Pierre Mathiot, Juliette Méadel, Rostane Mehdi, Arancha Gonzalez, Luis Vassy ou François-Xavier Petit, héritera d’un des postes les plus exposés de Paris ? Les instances dirigeantes de l’IEP le savent : cette fois, elles n’auront pas le droit à l’erreur.

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Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Figaro « Sciences po, une institution dans la tourmente » (été 2024) dans Sciences Po Paris dans Enseignement supérieur dans Ecole (note de la rédaction CLR).


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