Revue de presse

"Sciences Po, laboratoire du gauchisme culturel ou baroud d’honneur des utopies ?" (Le Figaro, 1er août 24)

(Le Figaro, 1er août 24) 1er août 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Les mobilisations propalestiniennes devant l’école ont mis en lumière
la radicalisation d’une partie des étudiants.

Par Ronan Planchon

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Des blocages d’amphithéâtres, des slogans « From the river to the sea, Palestine will be free », des drapeaux palestiniens agités dans tous les sens et des mains peintes en rouge levées vers le ciel : voilà à quoi ressemblait la rue Saint-Guillaume, devant Sciences Po, au mois d’avril, lors des mobilisations étudiantes pour Gaza.

Ce grand boucan au sein d’un petit milieu a fait couler beaucoup d’encre dans les médias. Pour la gauche de la gauche, Sciences Po, jusqu’alors vu comme la boîte noire de la reproduction sociale bourdieusienne est, tout à coup, devenu le temple d’une jeunesse éveillée et un symbole de la prise de conscience des injustices de ce monde. « L’honneur de la France », selon le député LFI Aymeric Caron. Ailleurs, on en a conclu que Sciences Po s’était transformé en « bunker de l’islamo-gauchisme » (Gérard Larcher) ou qu’elle incarnerait le « séparatisme » (Prisca Thevenot) et la radicalisation progressiste.

Le 11 mai 1968
Qu’on ne s’y trompe pas : Sciences Po n’a pas attendu la résurgence du conflit israélo-palestinien pour voir se réveiller le romantisme politique d’une jeunesse étudiante en mal d’insurrection. En 1968, l’école a vécu son « Mai ». Les cheveux étaient plus longs, les têtes n’étaient pas encore couvertes de keffiehs palestiniens ou voiles noirs, mais les idées révolutionnaires, vivaces. Tout a commencé le 11 mai qui a marqué un tournant dans l’histoire moderne de l’institution, comme le raconte Jacques Chapsal, directeur de l’Institut d’études politiques de 1947 à 1979, dans une chronique publiée le 5 août 1968 dans la revue des alumnis.

Ce samedi-là, les épreuves du jour sont annulées, une partie des étudiants refuse de plancher sur leur sujet et l’IEP s’embrase. Un amphithéâtre est rebaptisé Che Guevara, la bibliothèque nommée provisoirement Mao Tsé-toung. L’école est occupée par des jeunes dont la direction peine à savoir s’ils sont scolarisés ou non à Sciences Po, les murs sont recouverts d’affiches qui proclament « la contestation permanente », « la politique à tous » ou « le bonheur est une idée neuve à Sciences Po ». Le 15 mai, l’Amicale des anciens élèves, la branche « gauche molle » de l’IEP, convoque pour le lendemain une assemblée générale des élèves.

Elle tente de siffler la fin de la récréation en indiquant que « l’agitation révolutionnaire que tente d’instaurer au sein de l’institut une minorité ne peut s’opposer à la volonté générale », écrit Chapsal. En vain. « Le 18 juin 1968 à 17h30, le jour anniversaire de l’appel du général de Gaulle, une banderole “Sciences Po dit non à la dictature gaulliste” est tendue devant le 27 rue Saint-Guillaume », rapporte Émile, le magazine trimestriel publié par l’Association des anciens élèves diffusé à sa communauté d’adhérents, dans un numéro rétrospective sur Mai 68. À Sciences Po Paris, les dernières barricades tombent le 29 juin.

L’école de la rue Saint-Guillaume serait aujourd’hui à l’image des vieilles figures soixante-huitardes, entend-on. Une école composée de jeunes bon chic bon genre pas franchement gauchistes ni radicaux pour un sou. Les étudiants se caractérisent par « leur modération et leur ouverture sur le monde », assurent les anciens élèves dans leur revue trimestrielle. Le constat est discutable. En 2016, l’organisation d’un « hidjab day », organisé par des étudiantes pour « sensibiliser sur la question du foulard en France » avait mis à mal ce récit, et montré qu’une gauche communautariste et anti-laïque (islamo-gauchiste, diront certains) gagnait du terrain.

Le livre Une jeunesse engagée : enquête sur les étudiants de Sciences Po, est venue confirmer la tendance : Sciences Po penche de plus en plus à bâbord. « En 2002, invités à se positionner entre la gauche, la droite ou ni la gauche ni la droite, 57 % des étudiants se situaient à gauche. En 2022, ils sont 71 % (soit +14 points) », écrivent la sociologue Anne Muxel et le politologue Martial Foucault dans cet ouvrage. Au fil du temps, les modérés se sont fait cannibaliser par les Insoumis. En 2002, leur engagement « se portait sur la gauche socialiste et jospiniste. Aujourd’hui, c’est la gauche mélenchoniste qui domine dans la mesure où celle-ci peut apparaître comme garante d’unité et d’efficacité électorale », ajoute Anne Muxel dans une tribune publiée dans Le Monde.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. 55 % au premier tour, c’est le score de dictateur africain ou russe obtenu par Jean-Luc Mélenchon chez les étudiants de Sciences Po Paris, à l’élection présidentielle 2022, selon un sondage interne. Et puis, « 28 % considèrent “comme normal que certaines personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts” » (Muxiel et Foucault) 19 % jugent acceptables de dégrader des banques, 22 % d’affronter la police, 13 % d’affronter d’autres manifestants.

Anglo-saxonalisation
Il n’en reste pas moins que les sociaux-démocrates rencontrent toujours un vif succès. En témoigne l’accueil triomphal reçu par Raphaël Glucksmann lors de son retour, le 15 avril, au sein de l’institution où il a été scolarisé à l’aube des années 2000. Après tout, la grande auberge espagnole qu’est devenu Sciences Po (les étrangers représentent 50 % des étudiants) ne pouvait qu’être séduite par le porte-étendard du fédéralisme européen.

L’anglo-saxonalisation assumée de l’école, lancée par feu Richard Descoings, semble déterminante pour expliquer ce virage, de l’aveu des fins connaisseurs de l’institution. Elle a contribué à former des « produits » mondialisés et à « gauchiser » l’école sur les questions sociétales. « Longtemps, Sciences Po a brillé par son “extrême centrisme”. Mais l’ouverture aux quatre vents, et les influences américaines ont changé la nature de l’école et des enseignements », constate un diplômé, devenu professeur de philosophie.

Un professeur titulaire raconte que nombre d’étudiants, assez modérés, partent en troisième année en échange dans des universités anglo-saxonnes et, « à leur retour, tiennent des discours délirants sur l’existence d’un “racisme d’État” en France et expliquent que les “racisés” souffrent d’“invisibilisation” », souffle-t-il. « Ce terme est galvaudé, mais on peut difficilement nier la présence du wokisme à Sciences Po - une grosse partie des étudiants pense le monde à travers le prisme des minorités », constate Christophe de Voogd, professeur affilié à Sciences Po où il enseigne les usages de l’histoire, les idées et la rhétorique politiques au collège universitaire et en master, pour qui le phénomène s’est accentué depuis l’attaque menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre.

Tous « woke » à Sciences Po ? « Il y a un décalage net entre des étudiants asiatiques, notamment chinois, particulièrement conservateurs en matière de mœurs ou sur les évolutions sociétales, et les étudiants britanniques et américains dont les positions sont plus “progressistes” sur la question des droits LGBT ou la place des minorités dans la société », nuance Christophe de Voogd.

Plus Zemmour que Le Pen
Quant à la droite, paix à son âme. Pascal Perrineau a vu de ses yeux sa quasi-disparition. « Cette année, la section des Républicains de Sciences Po m’a invité à dîner. Ils étaient six », sourit le professeur. En 2002, les étudiants étaient 22 % à se revendiquer de cette couleur politique, contre 14 % en 2022 et à la dernière élection présidentielle, Marine Le Pen, Valérie Pécresse, Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan, à eux quatre, ont recueilli 7 % des suffrages. « La droite n’a jamais été aussi faible à Sciences Po », résument Muxel et Foucault.

Dans un contexte de droitisation de la société, difficile de ne pas y voir un fossé entre la fabrique de l’élite et le reste de la société, d’autant que désormais, même les enfants de conservateurs se mettent à renier la tradition politique familiale. L’enquête d’Anne Muxel et de Martial Foucault montre que 87 % des étudiants déclarant leur père à gauche se positionnent eux-mêmes à gauche, et seuls 24 % déclarant leur père à droite se revendiquent de droite. Le Rassemblement national, lui, reste marginal à Sciences Po. En 2015, la constitution en association du parti de Marine Le Pen dans l’établissement de la rue Saint-Guillaume avait fait couler beaucoup d’encre.

Aujourd’hui, les rares voix à oser prendre position pour la droite radicale sont plus « zemmouristes » que « marinistes », l’ancienne candidate à la présidentielle étant jugée trop « populo », « Éric Zemmour, c’est socialement acceptable dans les milieux de la bourgeoisie de droite. Alors que Marine Le Pen est perçue comme la candidate des ploucs », analyse une sommité de l’école.

Le tombeau des radicalités
Les outrances dans lesquelles se sont vautrés des étudiants en protestant contre « le génocide du peuple palestinien » ont montré que Sciences Po était la énième victime de la loi d’airain de la vie politique : le sinistrisme théorisé par Albert Thibaudet en 1932. Ces dernières années, de nouveaux courants sont venus par la gauche de l’échiquier politique et ont repoussé sur la droite ceux qui étaient nés antérieurement, et les Insoumis ont chassé les socialistes.

À moins que l’école soit devenue le mouroir des utopies révolutionnaires ; le tombeau des radicalités en tout genre. Que les révolutionnaires de « l’amphi Gaza » insultent, aujourd’hui, une dernière fois le système qu’ils intégreront demain. Parce qu’ils savent qu’ils passeront bientôt de l’autre côté de la barricade et devront se fondre dans un moule fait de rédaction de notes pour la haute administration, de fichiers Excel et de PowerPoint. Reste à savoir si, après les événements du printemps, le système les accueillera avec la même hospitalité."


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Figaro « Sciences po, une institution dans la tourmente » (été 2024) dans Sciences Po Paris dans Enseignement supérieur dans Ecole (note de la rédaction CLR).


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