(Le Figaro, 29 juil. 24) 30 juillet 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Après les scandales qui ont émaillé l’année 2024, enseignants et anciens étudiants s’interrogent sur l’identité et l’avenir de l’école.
Martin Bernier
Lire "Sciences Po, du service de l’État au Starbucks universitaire".
Une image « profondément écornée ». De l’aveu même de Jean Bassères, administrateur provisoire de Sciences Po, la succession de scandales qui ont émaillé l’année 2024 a touché l’institution dans sa chair. Au mois de mars dernier, elle perdait son directeur - Mathias Vicherat, renvoyé devant le tribunal correctionnel pour des faits de violences conjugales mutuelles - et suscitait la stupéfaction après que des propos antisémites ont été proférés dans son enceinte, en marge d’une mobilisation de soutien à la Palestine. Jadis admirée et révérée, l’école de la rue Saint-Guillaume s’est retrouvée conspuée : accusée de devenir un lieu en proie à une déconstruction qu’elle aurait suscitée avant de la subir.
Si certains reconnaissent en interne avoir « perdu la bataille de la com », l’explication paraît réductrice pour nombre d’enseignants et anciens étudiants de l’école, qui ne cachent plus leur désarroi face à ce qu’est devenue leur alma mater. « C’est en train de devenir une sorte de Starbucks universitaire », s’agace un ancien élève qui dispense désormais un cours de droit en premier cycle. La preuve par l’image : au cœur du mois de juillet, le jardin de Sciences Po voit se côtoyer des étudiants préparant les concours administratifs et de jeunes participants à la Summer School assis en tailleur sur la pelouse. Le cliché pourrait résumer à lui seul les transformations d’une institution qui a vu ses effectifs exploser ces dernières années, parfois au risque d’altérer son identité.
Cinq cents à la mort d’Émile Boutmy, en 1906, les étudiants à Sciences Po avoisinent aujourd’hui les 15.000, toutes formations confondues. Cette multiplication par trente a bouleversé en profondeur l’école, en plus de la forcer à pousser ses murs et à ouvrir six campus en région, à Nancy, Dijon, Menton, Le Havre, Reims et Poitiers. À ses débuts, l’itinéraire immobilier de Sciences Po illustrait la vocation première de l’institution : elle s’installe dans les anciens locaux de l’ENA, au 56, rue des Saints-Pères, au milieu des années 1970, puis rachète en 2005 le 13, rue de l’Université, où l’École nationale d’administration avait déménagé avant de faire ses cartons pour Strasbourg. Ces coïncidences n’en sont pas vraiment pour une école qui a formé 80 % des énarques entre 1945 et 1980, et 90 % pendant les années 2000. Le pourcentage est resté relativement stable : au dernier concours de l’INSP (qui a remplacé l’ENA), 38 admis sur 46 étaient passés par la Rue Saint-Guillaume.
Métamorphoses d’une institution parisienne
Mais si l’école se gargarise de ces résultats, vitrine de l’excellence, un autre discours est prôné depuis que Richard Descoings en a pris la direction, en 1996 : Sciences Po ne serait pas que cela. Pour attirer des profils divers, elle est même prête à reléguer la formation d’élites politiques et administratives au rang de l’accessoire. Ainsi, dans le livre que l’école a fait éditer pour ses 150 ans, Sciences Po. Le roman vrai (2022), on peut lire : « Université généraliste à sa création, l’École libre des sciences politiques s’était spécialisée dans la préparation aux concours administratifs par défaut de clientèle. » Oubliant un peu vite que « Sciences Po s’est construit contre l’université », comme le rappelle un professeur historique de la maison, et que l’objectif premier d’Émile Boutmy était de former des cadres capables de redresser la France au lendemain de la défaite de Sedan. Dans la brochure de 1872, on pouvait lire pour preuve que l’école s’adressait aux « jeunes gens qui se proposent d’entrer dans la diplomatie (…), qui ont l’intention de passer l’examen d’auditeur au Conseil d’État ou de se présenter pour l’un des emplois de secrétaire général d’un département, sous-préfet, conseiller de préfecture, (…) qui ont tourné leurs vues vers l’auditorat à la Cour des comptes, l’Inspection générale des finances ».
Dans les faits, dix ans plus tard, l’établissement ouvre une section financière. Mais il faudra attendre Richard Descoings pour que l’« école du pouvoir » achève sa mue en « école du marché » ; « Un terme que Descoings lui-même employait », se souvient Marie-Françoise Bechtel, directrice de l’ENA entre 2000 et 2002, qui siégeait à ce titre au conseil d’administration de Sciences Po. « Dans les couloirs, je me souviens avoir entendu un maître des requêtes au Conseil d’État dire qu’il ne fallait plus orienter les meilleurs élèves vers la section service public », poursuit-elle, amère. Car derrière les métamorphoses d’une institution parisienne, c’est l’attachement des élites à la nation qui est en jeu, estime-t-elle. Illustration de ce changement, la section service public a été rebaptisée peu de temps après « École d’affaires publiques ». Et elle propose désormais de former « des acteurs capables de concevoir des solutions éclairées, innovantes et concrètes aux plus grands défis de l’humanité au service du bien commun, dans une perspective européenne, internationale et multiculturelle ».
La référence au service de l’État a disparu. Est-ce un paradoxe pour une école dont les trois derniers directeurs sont issus des rangs de l’ENA ? Pour Richard Descoings, pas vraiment, lui qui n’a jamais caché son désamour pour les administrations poussiéreuses. « Me revoilà dans ce mouroir », s’apitoyait-il à son retour au Conseil d’État, après un passage en cabinet ministériel, comme le raconte Raphaëlle Bacqué dans son livre Richie. Et ses deux successeurs Rue Saint-Guillaume, Frédéric Mion et Mathias Vicherat, n’ont pas voulu s’éterniser non plus dans la haute administration : après quelques années de service, ils ont rejoint respectivement Canal+ et Danone.
Peut-être est-ce chez le géant de l’agroalimentaire que Vicherat a puisé une idée novatrice pour l’école : la doter d’une « raison d’être ». En avril 2023, il soumet au vote des étudiants, des enseignants et des personnels de l’école différentes propositions censées aider à « définir en quelques mots (l’)ambition pour l’avenir (et l’)utilité sociale » de Sciences Po. Ce procédé répandu dans les grandes entreprises et dans le monde associatif est étranger au monde de l’université. Mais dans une école en crise d’identité, il a été jugé bon de préciser à quoi la formation dispensée aux étudiants pouvait servir. 7000 personnes se sont prêtées au jeu et se sont accordées in fine sur « Comprendre son temps pour agir sur le monde », « Understand our times, make a difference » dans sa version anglaise. Nouvelle raison d’être englobante qui laisse penser que si Sciences Po n’est pas devenue une business school, elle est en passe de se transformer en entreprise.
Baisse du nombre de candidats
Afin d’engranger des liquidités, elle multiplie les formations annexes : Executive Education et Summer Schools, autant de cursus onéreux pour permettre d’apposer le sigle Sciences Po sur son CV. L’école d’été, destinée à de jeunes étudiants et lycéens entrant en terminale, propose ainsi de suivre des cours dans la prestigieuse école le temps d’un mois, moyennant le versement de 2600 euros. Les actifs, quant à eux, peuvent s’offrir une formation de trois jours pour apprendre à « convaincre avec aisance et efficacité », par exemple, pour la modique somme de 3600 euros. Des formations qui contrastent avec la politique d’ouverture sociale prônée depuis la création des conventions éducation prioritaire, en 2001. Car si en public l’école se félicite d’accueillir 30 % de boursiers et de leur verser des compléments de bourse, d’anciens cadres de l’école reconnaissent en privé que « ça coûte une fortune », surtout dans une période d’incertitude sur les finances de l’établissement.
Pour attirer les « talents », le marketing et la communication occupent une place centrale à l’IEP. L’école y consacre plus de 2 millions d’euros par an et emploie tous les moyens pour drainer toujours davantage d’étudiants. Mais si elle se réjouit régulièrement de « records » d’attractivité, le bilan des admissions des dernières années est plus contrasté : en master comme en premier cycle, le nombre de candidats a décru ces trois dernières années, passant de 18.187 candidats au collège universitaire à 14.322 entre 2021 et 2023, et de 12.643 aspirants en master à 9557 sur la même période, soit des baisses respectives de 21,2 % et de 24,4 % en deux ans. Ce moindre afflux de candidats se traduit aussi par une sélectivité plus faible : le taux de sélection était de 10 % en 2021 au collège universitaire, il a atteint 13,5 % en 2023 tandis qu’il passait de 17 % à 25 % en master. Le gonflement des effectifs a un autre effet, que pointent de jeunes diplômés : l’effritement du réseau des alumni. « Ce que l’école a gagné en effectifs, elle l’a perdu en densité et en qualité des liens avec les anciens », nous confie l’un d’eux.
Une « histoire officielle »
Face à tous ces arguments mettant en cause la trajectoire de l’école, la direction de Sciences Po a décidé de répliquer. Prenant le contrepied des attaques dont elle est régulièrement la cible dans la presse, elle s’est attelée à construire un récit enjolivant l’histoire de l’institution. Richard Descoings fut encore une fois le premier à s’y employer. En 2007, il publie aux Presses de Sciences Po un livre consacré à l’histoire de l’école, de 1872 à nos jours. Dans cet ouvrage intitulé Sciences Po. De La Courneuve à Shanghaï, il se fait l’historiographe de son propre règne. Et il se place sous les auspices de René Rémond, alors président de la FNSP et historien reconnu. Ce dernier préface le livre sur un ton élogieux : « Son livre est une grande leçon d’histoire », écrit-il avant de saluer l’œuvre réformatrice du jeune directeur. « L’engagement n’est pas en rupture avec la tradition de la Rue Saint-Guillaume et s’enracine dans le passé. Richard Descoings s’est reporté aux textes fondateurs. Il a retrouvé les intentions initiales et découvert que les initiatives les plus récentes s’inscrivaient dans la continuité : la plupart de ces innovations étaient en somme dans les gènes de Sciences Po. »
Le message est clair : Descoings n’a pas trahi l’esprit de Sciences Po, il l’a sauvé. S’ensuivent des centaines de pages expliquant que l’ouverture à l’étranger et au secteur privé était en germe dès les lendemains de la défaite de Sedan. Et tant pis si le nombre d’étudiants étrangers est resté sous la barre des 20 % jusqu’aux années 1990 et qu’on leur dispensait un enseignement en français. Les mêmes éléments de langage vantant « l’impératif international » de Sciences Po ont été repris en juin dernier par la présidente de la FNSP, Laurence Bertrand Dorléac, dans une tribune aux Échos ; à son tour, elle convoquait Émile Boutmy pour justifier les évolutions de l’école.
Pour consolider son « histoire officielle », l’IEP a également fait publier un livre en 2022, à l’occasion des 150 ans de l’école : Sciences Po. Le roman vrai. L’ouvrage est une mine d’informations et de photographies. Seul bémol : l’historienne Marie Scot, qui signe le livre, omet soigneusement tout ce qui pourrait ternir l’intrigue de ce « roman » : Olivier Duhamel est mentionné au titre des anciens présidents de la FNSP qui ont « œuvr(é), en bonne intelligence avec la direction, à l’essor et au rayonnement de Sciences Po », sans aucune mention des circonstances de son départ.
Le bilan de Richard Descoings est évacué en une phrase : « Si la gestion de Richard Descoings a rencontré des critiques, sa vision et son bilan ont été quasi unanimement salués », écrit Marie Scot, passant outre le rapport accablant de la Cour des comptes, qui dénonçait peu de temps après sa mort « une gabegie d’argent public et de nombreux dysfonctionnements » dans l’administration de l’établissement. Un prisme partisan et un mélange des genres qui étonnent pour une spécialiste de l’histoire de l’enseignement supérieur qui officie à l’IEP. Comme si l’esprit critique que l’école cherchait à inculquer à ses élèves valait pour tous, sauf pour elle-même."
Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Figaro « Sciences po, une institution dans la tourmente » (été 2024) dans Sciences Po Paris dans Enseignement supérieur dans Ecole (note de la rédaction CLR).
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