Charles Coutel, universitaire (Université d’Artois), directeur de l’Institut d’étude des faits religieux, vice-président du CLR. 22 décembre 2020
« Éclairer les hommes pour en faire des citoyens. »
Condorcet
Formulons un paradoxe liminaire : nous pouvons fort bien nous dire républicains et, parfois, ne pas l’être, mais nous pouvons aussi être républicains et ne pas forcément sentir le besoin de l’affirmer tout le temps ! Est-il possible de lever cette ambiguïté ? N’est-ce pas le rôle des humanistes d’agir en sorte que ce doute commence à se dissiper ? Ne leur revient-il pas d’être précis avec les mots, cohérents avec les principes et constants dans l’engagement ? Nous souhaitons, pour répondre à toutes ces interrogations, proposer une hypothèse de travail : il y a actuellement une responsabilité des humanistes dans la défense et la promotion du régime républicain. Mais, à une condition : parler de l’engagement républicain comme d’une cause à défendre et à promouvoir.
L’expression cause républicaine
Cette expression, en effet, signifie à la fois l’intention de préciser en permanence ce qu’est une république, non seulement dans les mots, mais aussi dans les engagements pratiques. En effet, une cause s’affirme et se définit ; mais elle exprime également le souci de se défendre contre tous ceux qui voudraient la remettre en question (en cause). Rappelons qu’en droit, une cause est une affaire qui se plaide de façon contradictoire et argumentée. Toute accusation doit être justifiée, plaidée, défendue pour être, ensuite, jugée. Défendre une cause en s’appuyant sur la raison mobilise les idées de justice et de vérité sur le long terme. Par conséquent, parler de cause républicaine, c’est affirmer que l’engagement civique et politique cherche à convaincre, mais sans prosélytisme envahissant, en s’appuyant sur une conviction argumentée et une éthique humaniste. Rationalistes critiques, les républicains seront attentifs aux défis à relever et aux problèmes à résoudre. L’idée de cause à défendre est donc une médiation philosophique entre les mots et les actions. Avec ces précautions, l’affirmation « Je suis républicain » commencerait à avoir du sens. Éclairé par l’idée de cause républicaine, le républicanisme devient une praxis, c’est à dire un processus où un sujet interagit avec un objet et réciproquement. Ce processus complexe exige cependant un effort de clarification ; cet effort, théorique et pratique, est urgent car beaucoup se contentent d’une définition minimale de la république comme simple adhésion à un régime juridique abstrait et formel, que l’on ne définit pas vraiment (on se contente de la formule État de droit sans aller plus loin). Or, c’est oublier le long combat que menèrent les républicains, depuis 1789, pour revendiquer une conception maximale de l’engagement républicain : se battre pour la cause républicaine, c’est donc affirmer des principes, mais en se souciant de leur mise en œuvre par les institutions et incarnés par toutes les associations [1].
C’est là que la force et l’originalité des humanistes est à réaffirmer : ils surent se mobiliser et argumenter pour défendre la République. La formule suivante de Pierre Nora, en 1984, exprime cet engagement : « la République a soif d’unanimité combattive. » Il est rejoint en 1996 par Maurice Agulhon qui affirme : « La tradition républicaine est une tradition de combat. »
C’est cet esprit de mobilisation réfléchie et enthousiaste que valorise l’expression cause républicaine. Or, aujourd’hui, tout est à refaire.
Quelques références et quelques rappels
Faisons la moitié du chemin avec les philosophes des Lumières, mais aussi, plus proches de nous, avec Antonio Gramsci, lecteur italien éclairé de Marx, ou encore Léon Bourgeois, qui sut élargir le combat politique vers le combat associatif et mutualiste. De Léon Bourgeois, retenons les formules suivantes : « Les travailleurs doivent s’aider eux-mêmes par la coopération et la mutualité […] pour cela, que les mutualités se mutualisent » [2]. On le voit, pour ces militants, être républicain c’est s’engager sans tarder pour promouvoir la cause républicaine.
Deux dates pour nous éclairer : le 21 septembre 1792, abolition de la monarchie le 4 septembre 1870, proclamation de la République par Léon Gambetta. On notera le long temps, près de 80 ans, entre la proclamation de la Première République et son officialisation par la Troisième République. Et c’est seulement en 1944 que le droit de vote fut accordé aux femmes et en 1946 que le principe de laïcité fut constitutionnalisé. Comment expliquer ce délai ? La réponse est simple : le régime républicain ne va pas de soi et doit être patiemment défini et redéfini dans la volonté de se réinstituer continûment. Mieux : le républicanisme vit de sa continuelle réinstitution ; il repose sur la pratique de la vertu politique, que Montesquieu définit comme la volonté de faire passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier. Cependant Tocqueville, dès 1835-1840, montre pourquoi l’individualisme des temps démocratiques est le principal obstacle au développement de cette vertu politique. La leçon est claire : de même qu’il a fallu un long temps pour que le régime républicain s’institue en France, de même, sur le plan individuel, l’engagement pour la République se construit lentement à travers nos prises de conscience, nos échecs et nos engagements. Dans sa formation politique personnelle, chaque individu peut connaître les déboires et les illusions que notre pays a surmonté. C’est pourquoi les débats qui s’ouvrent autour du projet de loi visant à conforter les principes républicains seront autant d’occasions d’éprouver notre identité républicaine. Que vivent les controverses !
La chose publique (res publica) peut renvoyer à des formes politiques diverses que les démagogues et les despotes ont su habilement manipuler, comme ce fut le cas pour le futur Napoléon III. En ce sens, la république critique tout en la comfortant la pratique de la majorité. Mais les républicains se souviennent que ce sont des majorités qui ont préparé légalement des régressions populistes et anti républicaines ; comme on le constate dans certains pays européens et comme cela menace en France en 2022. Mais les républicains placent la barre bien plus haut. En effet, dans leur rapport aux institutions et aux scrutins, ils font plus que respecter le vœu majoritaire, ils vont s’efforcer, par le débat, de considérer ce vœu majoritaire comme une figure provisoire du vrai, comme le formule Condorcet en 1792. On le comprend, quand ce vœu majoritaire n’est pas considéré comme définitif, chaque citoyen est invité à revenir sur ses engagements personnels et à questionner la fidélité à soi-même. Pour un républicain, lors des scrutins, l’isoloir est un lieu d’expérience non seulement politique mais aussi métaphysique et éthique. J’y apprends à me prononcer sur une question précise mais je fais aussi le point avec moi-même. Tout cela se retrouve dans l’affirmation « Je suis républicain » [3]. Les républicains humanistes préparent et prolongent chaque vote par un débat argumenté. D’où l’attachement des humanistes à l’école républicaine définie comme lieu d’instruction publique. S’instruire, en effet, rend possible la transformation apaisée des opinions en thèses ; quand ce processus critique ne se fait pas, les futurs citoyens risquent de se tourner vers les discours simplificateurs et obscurantistes de tous les intégrismes religieux. L’instruction publique repose sur un respect de la rationalité scientifique, ainsi définie par Guillaume Lecointre : « La science est un universalisme de la connaissance, mais un universalisme non dogmatique. » (Le fait en question, Fondation Jean Jaurès, Édition L’Aube, 2019, p. 67).
Comment comprendre autrement la formule de Jules Barni : « La République doit être l’institutrice du peuple » ? Cet auteur précise : « La République, c’est le gouvernement du peuple par lui-même » [4]. Mais cette affirmation oblige les humanistes à défendre la cause républicaine, non seulement dans les mots, dans leurs engagements, mais aussi dans leur existence ; c’est ce à quoi nous engage l’affirmation « Je suis républicain. »
Devenir chacun initiateur de la cause républicaine
L’esprit républicain est difficile à définir et à défendre, comme nous le rappellent à la fois Montesquieu et Rousseau. La responsabilité des humanistes n’est pas d’abord de disserter sur la République, mais bien continûment de devenir davantage de plus en plus républicains, non seulement dans ce qu’ils disent ou laissent dire, ou dans ce qu’ils font, mais bien d’abord dans ce qu’ils sont : au sein des associations, des partis, des syndicats se dire républicain est bien, mais le devenir pratiquement est bien mieux. Surtout si l’on vise très haut en promouvant et en incarnant l’idée de République universelle.
Notre hypothèse initiale s’éclaire : le soutien à la cause républicaine suppose une volonté de transformer ma citoyenneté républicaine en un engagement total ; cette affirmation exige une argumentation et non des incantations.
Précisons pourquoi : tous les symboles et rituels républicains reposent sur la volonté et l’action de construire ensemble une société fraternelle et juste, au sein d’une collectivité autocritique et vigilante (ce qui établit un lien entre république et nation). Il s’agit donc bien de grandir ensemble et non les uns contre les autres, voire même les uns à côté des autres. C’est pourquoi les humanistes s’opposeront à la fois au concept confus de séparatisme et mais aussi à un vague vivre-ensemble que l’on chercherait à opposer abstraitement à ce séparatisme. N’opposons pas un grand communautarisme proclamé à tous les petits communautarismes potentiels ou avérés. La République française est une nation civique et non un chapelet de communautés : l’esprit républicain se déploie dans un espace public et non dans un espace commun.
C’est cette vigilance qui a pu parfois manquer dans notre longue histoire politique, mais la traversée de grandes épreuves nous a toujours permis de nous retrouver, remettant à leur place l’individualisme, l’arrivisme et l’électoralisme. Il revient aux humanistes de rendre vivante la synthèse des vertus et des principes sur laquelle repose notre conviction républicaine ; usons avec plus de prudence de la formule maintes fois répétée « valeurs républicaines », jamais vraiment définies. Mais aujourd’hui le désarroi des citoyens est tel qu’il est du devoir des humanistes d’amplifier et de prolonger la devise « Liberté, égalité, fraternité » par l’affirmation émancipatrice : « Laïcité, solidarité, hospitalité ».
Conclusion
Disons que notre identité républicaine n’est pas donnée, mais qu’elle se construit tous les jours. En effet, tout devrait militer dans nos débats et nos travaux pour nous émanciper des fausses idées, des idoles et des préjugés que nous pouvons entretenir sur notre engagement républicain. La liberté n’est pas donnée mais elle se construit tous les jours dans le ressouvenir de nos erreurs passées et dans la fidélité créatrice à nos idéaux [5].
La cause républicaine se veut à la fois et dès maintenant fraternelle et universaliste ; il est donc légitime de se revendiquer républicain, mais attention : cela ne suffit pas, comme nous le notions au début. Il faut le devenir davantage tous les jours et confraternellement.
On le voit, chacun, dans ses comportements et ses rapports aux mots, anticipe sur une société se tournant dès maintenant vers les idéaux républicains. Ainsi la cause républicaine s’incarne et prend sens, force et vigueur. Le lien entre l’unité présente et l’espérance tournée vers l’avenir est assuré par l’affirmation que l’ouvrage n’est jamais achevé. C’est ce souci de la perfectibilité que les humanistes ont su retirer de l’héritage des Lumières. Mais cette tâche est si ardue que l’on comprend qu’il ait fallu si longtemps, entre 1792 et 1870, pour que la conscience de soi de la République se formule et se mette en œuvre.
Les humanistes ont une responsabilité particulière pour aider notre époque à réinstituer la République définie comme cause à promouvoir sans cesse, notamment dans nos divers engagements. Il leur revient de faire vivre l’idéal universaliste sans lequel l’expression « Je suis républicain » se viderait de sa force mobilisatrice.
Pour être républicain, osons donc deux tâches : menons un travail méticuleux sur les mots que nous disons ou que nous laissons dire. Le lexique républicain est à reconstituer intégralement.
Deuxièmement, osons davantage un travail d’engagement social civique et associatif effectif, au sens tocquevillien : prendre le temps de s’occuper des problèmes concrets et quotidiens de nos concitoyens pour rendre possible un mouvement collectif d’émancipation sociale, économique et politique dont tout le monde sent la nécessité.
Charles Coutel
[1] Citons notamment le Comité Laïcité République, Féminisme et Laïcité, Égale, l’Association des Libres Penseurs de France, la Licra ou encore l’Ufal ; cette dernière association laïque travaille à un projet éditorial sur ces thématiques. Toutes ces associations sont réunies au sein du Collectif Laïque National.
[2] Ces formules sont présentées, précisées et commentées par Serge Audier, Les théories de la république, 2007, Éditions La Découverte, p. 68 puis 71.
[3] Nous songeons à la notion de république intérieure chez Claude Nicolet.
[4] Ces citations sont présentées et commentées dans le chapitre premier de notre anthologie La République et l’école, Agora Presses Pocket, 1991. Rappelons que Jules Barni (1818-1878), philosophe politique de la Troisième République, est l’auteur d’un Manuel républicain publié en 1872.
[5] Dans d’autres travaux, nous avons développé la notion de méliorisme défini comme une attitude philosophique qui entend améliorer les choses, en mobilisant les principes et en sachant tirer les leçons des erreurs du passé ; cette approche caractérise les œuvres de Rousseau et de Condorcet. Sur ce dernier point, voir les travaux de Catherine Kintzler et de Laurent Loty.
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales