Revue de presse

"Rue Saint-Guillaume, la victoire des enfants de Bourdieu ?" (Le Figaro, 30 juil. 24)

(Le Figaro, 30 juil. 24) 30 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Au fil des années, l’antichambre de la haute fonction publique a voulu ouvrir ses portes aux chercheurs en sciences sociales, au risque de devenir une « université comme une autre ».

Martin Bernier

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Lire "À Sciences Po, la victoire des enfants de Bourdieu ?"

Deux salles, deux ambiances. En avril dernier, Jean-Luc Mélenchon est accueilli en grande pompe pour une conférence-meeting dans l’amphithéâtre principal de Sciences Po ; deux étages plus haut, à la même heure, Dominique Reynié et plusieurs universitaires italiens organisent un séminaire pour présenter leur livre collectif, L’Europe et la Souveraineté.

Très vite, ceux qui s’étaient inscrits au deuxième événement comprennent qu’ils vont avoir du mal à franchir la porte de l’école : le dispositif de sécurité déployé pour la venue du leader de La France insoumise paralyse l’entrée de la rue Saint-Guillaume, et les visiteurs peinent à se frayer un chemin, quand ils ne sont pas interdits d’entrer par les vigiles. Plusieurs enseignants assistent médusés à la scène : « Nous avions l’impression d’être en trop dans notre propre école », témoigne l’un d’eux.

Un épisode qui donne du grain à moudre à ceux qui estiment, comme Gilles Kepel, que « Sciences Po a capitulé » face aux revendications idéologiques de ses étudiants les plus radicaux, et que le savoir y a été supplanté par le militantisme. Car le sentiment de ne pas avoir de prise sur les événements s’est répandu parmi les professeurs : ils assistent, impuissants, à la perte de crédit de leur parole, et sont profondément divisés sur la conduite à tenir.

Faculté divisée
« Il n’y a plus d’autorité morale aujourd’hui à Sciences Po », raconte un habitué, se souvenant de la grande époque où Raymond Aron, Alfred Grosser et René Rémond faisaient figure de maîtres incontestés. Alors qu’en Mai 68 Jean Touchard n’hésitait pas à monter sur le banc de la « péniche » (le hall principal de Sciences Po) pour haranguer les étudiants, le corps professoral a peu fait entendre sa voix lors des dernières secousses.

Outre une enseignante qui a apporté son soutien aux mobilisations propalestiniennes dans un mail envoyé à ses étudiants, les membres de la faculté permanente se sont bien gardés de sortir du bois. « La plupart sont complètement désemparés mais il n’y a aucune unité du corps professoral », témoigne un enseignant qui dispense des cours depuis trente ans dans l’institution parisienne.

« Les universitaires ne parviennent qu’à se mobiliser contre, pour protester contre la venue de Gabriel Attal au conseil d’administration par exemple (après la tenue de propos antisémites par des étudiants dans l’amphi Boutmy, NDLR) ; autrement la faculté permanente est très divisée, et les clivages politiques se font fortement ressentir ».

Batailles pour la direction
Car derrière l’atonie apparente, les enseignants ont de profonds désaccords sur l’identité et l’avenir de l’école. Aux tenants d’un Sciences Po « à l’ancienne », constitués pour l’essentiel de hauts fonctionnaires revenus enseigner dans leur ancienne école et de politistes ayant fait toute leur carrière à l’IEP, s’opposent un nombre croissant de chercheurs issus de l’université publique ou venus directement de l’étranger.

Les guerres de succession à la tête de Sciences Po sont chaque fois l’occasion d’observer ces divisions. Beaucoup d’enseignants-chercheurs partagent l’envie de voir un des leurs accéder à la direction de l’IEP, « mais ils n’ont pas les codes, pas les réseaux », nous explique-t-on. Ils se sentent dépossédés du processus de nomination voire illégitimes à postuler à la direction. « Ils n’ont pas forcément tort », raille un haut fonctionnaire qui a longtemps enseigné à Sciences Po.

« Il faut arrêter de croire que l’auto-administration par les universitaires est le bon modèle. On voit ce que ça donne dans les facs », poursuit-il, arguant qu’il faut à l’IEP un bon gestionnaire, autrement dit un administrateur qui ne vienne pas du sérail académique.

En faire « une université comme une autre »
Cette opposition entre hauts fonctionnaires et universitaires est d’autant plus forte dans une école qui a longtemps été l’apanage des serviteurs de l’État : de grands cours de droit public sont dispensés par des conseillers d’État ; des magistrats à la Cour des comptes ont leurs habitudes rue Saint-Guillaume et nombre de jeunes énarques retournent dans leur ancienne école comme enseignants vacataires au moment où ils prennent leur premier poste dans l’administration.

Et la plupart d’entre eux n’entendent pas abandonner les rênes de l’école à des chercheurs plutôt soucieux d’en faire « une université comme une autre ». C’est pourtant la direction qu’a voulu prendre Richard Descoings, haut fonctionnaire de son état. Quand il arrive à la tête de l’école en 1996, il retire leurs cours à des énarques et lance un grand plan de recrutement de chercheurs.

En 2007, il nomme au poste de directeur scientifique Bruno Latour, sociologue des sciences et figure intellectuelle de référence de l’écologie politique. « Un tournant », reconnaissent plusieurs habitués de l’école. À partir de là, l’Institut d’études politiques esquisse sa mue en université de recherche en sciences sociales et ouvre ses portes à des sociologues peu familiers des us et coutumes de la rue Saint-Guillaume.

Cours de sociologie de genre
« Ils ne connaissent pas Sciences Po et ne savent pas qu’Émile Boutmy a créé l’école contre l’université publique », explique un professeur de science politique. Un autre abonde : « Aujourd’hui les professeurs ont un rapport coupable à Sciences Po qu’ils jugent élitiste. » Sont désormais conviés à enseigner à l’IEP nombre de chercheurs sur des sujets parfois éloignés des domaines de prédilection de l’école.

Il y a quelques années, les étudiants de la majeure économie et société ont ainsi dû suivre pendant un semestre un cours d’introduction à la sociologie du genre. L’enseignant, auteur d’une thèse intitulée « Transfuges de sexe. Genre, santé et sexualité dans le parcours d’hommes et de femmes trans en France » s’adressait à eux « au féminin pluriel » : « Celles qui ont des questions pourront venir me voir à la fin du cours », lançait-il en conclusion à un amphithéâtre composé autant de femmes que d’hommes.

Une pratique qui, couplée à l’écriture inclusive encouragée dans les copies, avait pour objectif de leur faire prendre conscience de « la centralité du masculin dans le langage ». Que de tels enseignements figurent au rang des matières « fondamentales » agace certains professeurs qui enseignent depuis des décennies à Sciences Po. L’un d’entre eux nous confie avoir cessé de dispenser le TD d’introduction à la science politique en première année : « Dans les méthodes et dans le fond, c’était devenu trop bourdieusien. »

Clivage sociologique
Et au-delà du contenu des cours, c’est un véritable choc des cultures qui se fait jour entre les murs de Sciences Po. « Alain Lancelot était un universitaire et il a très bien dirigé Sciences Po », reconnaît un haut fonctionnaire qui a longtemps officié à l’IEP, « mais c’était à l’époque où les universitaires étaient des notables ; rien à voir avec les traîne-savates du CSO (centre de sociologie des organisations, NDLR) qui cultivent un look débraillé ».

Rue Saint-Guillaume, plus qu’idéologique, le clivage est devenu sociologique. À croire qu’entre ceux qui veulent préserver l’image d’« antichambre de la fonction publique » de Sciences Po et les chercheurs en sciences sociales, le costume-cravate est devenu un signe distinctif. Mais les motifs de discorde entre les chercheurs ne sont pas rares non plus, dans des disciplines au contact rapproché du politique.

Un simple coup d’œil à la liste d’économistes ayant enseigné à Sciences Po en donne un aperçu : Jacques Généreux, futur conseiller de Jean-Luc Mélenchon, enseigna un temps le cours d’introduction à l’économie, avant d’être remplacé par Dominique Strauss-Kahn. Jean Pisani-Ferry, qui rédigea le programme économique d’Emmanuel Macron en 2017, est aussi un pilier de l’école, et l’économiste Julia Cagé, désormais engagée derrière le Nouveau Front populaire, y a été recrutée en 2014.

Intolérance et parti pris
De toutes les matières enseignées à l’IEP : droit, économie, histoire, sociologie et science politique, c’est toutefois la dernière qui concentre le plus de querelles idéologiques en interne. Toujours soucieux de ne pas être confondus avec des commentateurs de la vie politique ou, pire, d’être accusés de défendre des convictions politiques, les chercheurs du Cevipof (centre de recherche politique de Sciences Po) veillent à l’exemplarité scientifique de leurs membres.

Parfois au risque d’être accusés d’intolérance ou de parti pris. C’est ce qui est arrivé en 2012 lorsque Laurent Bouvet, désigné par le conseil du Cevipof pour prendre la tête du centre, a été brusquement écarté. Officiellement, le CNRS (auquel le Cevipof est rattaché depuis 1968) a pointé du doigt des vices de procédure, peinant à masquer le motif idéologique de ce refus.

Laurent Bouvet a été membre du PS pendant dix-neuf ans et défenseur d’une gauche « populaire » s’attardant sur les questions sociales et la laïcité plutôt que sur la défense des minorités, avant de créer trois ans plus tard le Printemps républicain. Mais dès 2012, une partie de ses pairs a préféré le discréditer en le qualifiant de « lepéniste de gauche » plutôt que de le voir officier à la tête d’un laboratoire de recherche.

Désaccords au Cevipof
Les conflits du genre sont légion au Cevipof.Pascal Perrineau et Nonna Mayer en ont aussi fait les frais. Les deux politistes ont mené des travaux de recherche ensemble, publiant par exemple en 1996, Le Front national à découvert. C’était avant qu’ils ne se brouillent autour de la notion de « gaucho-lepénisme », plébiscitée par Perrineau, critiquée par Mayer.

À l’époque, leur dispute se traduit par une scission au sein des chercheurs de Sciences Po, puis par la création du CEE (Centre d’études européennes et de politique comparée) où Nonna Mayer vient trouver refuge. En 2021, alors que les deux chercheurs postulent pour prendre la tête de la direction de la FNSP, après la démission d’Olivier Duhamel, ils sont à nouveau présentés comme opposants irréductibles : le « mâle blanc de droite » contre « l’islamogauchiste », qui utilise le terme d’« islamophobie » dans ses travaux. In fine, aucun des deux ne l’emportera.

Le Cevipof est loin d’avoir épuisé les sujets de désaccords internes. Dernier en date : le non-renouvellement de l’éméritat de Pascal Perrineau. Âgé de 74 ans, le célèbre politologue s’est vu refuser le prolongement de son statut honorifique de professeur émérite à Sciences Po en juin dernier. Si l’enjeu est essentiellement symbolique pour celui qui resterait enseignant associé à l’IEP, il révèle une fois de plus les profondes divisions des chercheurs.

« Chasse aux sorcières »
« Perrineau exaspère beaucoup de chercheurs à cause de ses prises de position médiatiques », reconnaît-on en interne. Sa présence sur les plateaux télés et ses opinions politiques sont diversement appréciées, et à travers lui certains espèrent en finir avec une certaine conception de la science politique. Pascal Perrineau promeut l’idéal d’une recherche qui éclaire le débat public : « Le Cevipof a pour objectif de parler au monde extérieur et non aux seuls universitaires », plaide-t-il contre une partie de ses collègues qui ne jurent que par les publications scientifiques.

« En 1999, une partie du labo a démissionné car les chercheurs trouvaient que je ne m’adressais pas assez au CNRS », poursuit l’ancien directeur du Cevipof. Dans les couloirs du centre de recherche, on rétorque que Perrineau a bâclé son dossier de candidature pour renouveler son éméritat, envoyant « un dossier exclusivement composé d’articles de presse, sans publication scientifique ni projet solide ».

Aux accusations d’ostracisme, certains répondent non sans ironie que « la femme de Pascal Perrineau, Anne Muxel , est codirectrice du centre donc il ne risque pas grand-chose ». Mais lui dénonce une « chasse aux sorcières ». Car si le politologue continuera de présider l’association des alumni de Sciences Po, sans doute ne s’attendait-il pas à devenir, si vite, un ancien à son tour.


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Figaro « Sciences po, une institution dans la tourmente » (été 2024) dans Sciences Po Paris dans Enseignement supérieur dans Ecole (note de la rédaction CLR).


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