Revue de presse

Riss : "Qui veut mourir pour un principe  ?" (Charlie Hebdo, 15 juil. 20)

19 juillet 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"À peine arrivé au ministère de la Justice, le nouveau garde des Sceaux a proposé de séparer le siège du parquet afin d’assurer l’indépendance de la justice. C’est ambitieux, mais il semble déjà en retard d’une réforme. Car celle que le peuple attend, si on en croit l’agitation actuelle, c’est la suppression de la présomption d’innocence. Chaque fois qu’une affaire éclate dans les médias, la plainte contre le présumé coupable est toujours édifiante et on se dit : « Celui-là, c’est vraiment un beau salaud. » À l’heure où les opinions s’expriment en 280 signes, la bonne compréhension d’une plainte, sans parti pris, s’avère impossible. Il faut faire simple : coupable ou innocent. La présomption d’innocence devient alors encombrante, transformée en décor rococo pour théâtre du Grand-Guignol. Le temps nécessaire à l’enquête semble interminable, et la justice ressemble à un dinosaure trop lent dans un monde où tout va trop vite. Cette justice serait donc condamnée à disparaître.

Gérald Darmanin, récemment nommé ministre de l’Intérieur, vient d’être mis en examen pour viol. Certains exigent sa démission, sans attendre la décision de la justice qui a déjà conclu cette affaire deux fois par un non-lieu.

Malgré cela, on rétorque que cette nomination est un « très mauvais signal » envoyé à la société qui heurte, blesse et injurie les victimes de viol. Ce discours ressemble à s’y méprendre à celui tenu par les sensitivity readers dans les pays anglo-saxons, qui conseillent aux auteurs de supprimer de leurs manuscrits les passages qui pourraient choquer certaines catégories de personnes. Cette politique de la « sensibilité » se répand dans tous les recoins de la société et devient plus puissante que la loi elle-même. Un ministre accusé de viol sans même avoir été jugé doit donc être effacé comme on efface le passage d’un livre qui risquerait de heurter certains lecteurs. Les émotions de quelques-uns deviennent plus légitimes que la loi, qui est pourtant l’expression de la souveraineté du peuple.

Un autre argument consiste à dire que, lorsqu’un ministre est mis en examen, la règle lui impose de quitter le gouvernement. Puisque certains, dans le passé, ont démissionné pour des accusations de malversations, ce serait le minimum de prendre la même décision avec l’accusation bien plus grave de viol. Cette règle est en réalité totalement bancale. Ce n’est pas la nature de l’infraction qui doit inciter un ministre à démissionner, mais l’intensité des preuves qui s’accumulent contre lui, quelle que soit l’infraction. Une démission peut sembler évidente quand les accusations reposent sur un dossier plein à craquer de preuves incontestables, mais complètement disproportionnée quand elle s’appuie sur de fragiles allégations. En réalité, cette règle, qui n’en est même pas une mais qui est seulement un usage, ne vaut rien car il est impossible de créer un principe uniforme à partir de cas d’espèce si disparates et si variés.

« Quand même, ça fait désordre, un ministre de l’Intérieur accusé de viol. » Des policiers s’indignent de l’avoir pour chef. Il est tout de même assez incroyable que des policiers, dont le travail est d’arrêter les délinquants et les criminels, s’autorisent à porter un jugement sur leur culpabilité réelle, car c’est au seul pouvoir judiciaire que revient cette prérogative. Ce serait même une entorse grave à la séparation des pouvoirs si des policiers se comportaient comme des juges. La présomption d’innocence doit être respectée aussi par les policiers. On devrait même dire « d’abord » par les policiers. Lorsque leur dernier ministre de tutelle, Christophe Castaner, demandait que soient suspendus les policiers au premier « soupçon avéré de racisme », les fonctionnaires furent indignés qu’on leur applique une sanction sans leur faire bénéficier de la présomption d’innocence. Il n’y a pas de présomption d’innocence à géométrie variable, selon la qualification du crime. Qu’il s’agisse de viol, d’assassinat, d’acte de barbarie, de pédophilie et d’autres crimes abominables, la présomption d’innocence ne se négocie pas à la lumière de l’air du temps.

Mais il y a pire. Pour les lâches, la perspective de se faire traiter de tous les noms en défendant la présomption d’innocence dans une affaire de viol n’en vaut pas la peine, et ils préfèrent déserter en rase campagne et l’abandonner à son sort. Qui sera assez fou pour sortir de la tranchée et se faire tuer sur place pour protéger la présomption d’innocence d’un type comme Darmanin  ? Cet abandon d’un principe qu’on croyait indestructible n’est pas le premier. On avait déjà fait le même constat quand la gauche morale avait renoncé à défendre le droit au blasphème sous prétexte que cela blessait la sensibilité des croyants. Cette gauche morale, qui n’avait pas bougé le petit doigt pour protéger le droit au blasphème, fera de même pour le droit à la présomption d’innocence, avec le même cynisme et la même lâcheté.

Désormais, déposer plainte pour un délit qui reste à démontrer donne à n’importe quel citoyen le pouvoir extraordinaire de faire démissionner un ministre. L’ère est à la démocratie directe, et tous les corps intermédiaires – députés, médias, syndicats et magistrats – sont perçus comme des entraves aux désirs du peuple, qui veut voir ses exigences sociales, judiciaires et morales immédiatement satisfaites, débarrassées de toutes discussions contradictoires. Ce mouvement profondément populiste n’épargne pas une partie du féminisme qui voudrait imposer des règles nouvelles, inscrites dans aucun code, et qui répondraient aux exigences du moralisme de l’époque. La démission réclamée d’un ministre dès l’apparition de l’ombre d’un soupçon s’inscrit dans cette tendance populiste qui s’amplifie depuis quelques années et à laquelle – on est bien obligés de le constater amèrement – se rallient de plus en plus de féministes.

On me dira, y compris dans les couloirs du journal : « Mais tu es fou d’écrire ça, tu vas te faire allumer par tout le monde. » Il est fort probable que je sois accusé d’être misogyne, phallocrate, défenseur du patriarcat, pro-féminicide, indifférent à la souffrance des femmes, complaisant avec les violeurs et même de cracher à la face des victimes. Je ne suis pourtant pas encore mis en examen pour je ne sais quel crime, mais puisque la présomption d’innocence ne signifie plus rien, écrire ces quelques lignes devrait suffire pour devenir coupable de quelque chose.

La présomption d’innocence du Code pénal n’aura bientôt plus aucune raison d’être et sera remplacée par la présomption de souffrance, que tout citoyen pourra invoquer quand bon lui semblera. Il ne vous reste plus, monsieur le ministre de la Justice, qu’à l’abolir et à entrer dans l’Histoire, celle écrite par quelques-uns et subie par tous les autres."

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