"Qui a peur des vérités scientifiques ?" (Le Monde, 22 sept. 12)

24 septembre 2012

""Si on n’a pas confiance dans l’institution scientifique, c’est très grave". Dans son nouveau livre, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes (La Découverte, 504 p., 26 €), le sociologue français des sciences Bruno Latour raconte sa stupéfaction à entendre un éminent climatologue répondre ainsi à un industriel qui lui demandait pourquoi il devait le croire lorsqu’il explique que le réchauffement de la planète est dû à l’influence humaine. "Il y a cinq ou dix ans, commente Bruno Latour, je ne crois pas qu’un chercheur - surtout français - aurait parlé, en situation de controverse, de "confiance dans l’institution scientifique". [...] C’est à la certitude qu’il aurait fait appel, certitude dont il n’aurait pas eu à discuter la provenance en détail devant un tel auditoire ; c’est elle qui lui aurait permis de traiter son interlocuteur d’ignorant et ses adversaires d’irrationnels." Et le sociologue de donner raison au climatologue : "Quand il s’agit d’obtenir des connaissances validées sur des objets aussi complexes que le système entier de la Terre, connaissances qui doivent entraîner des changements radicaux dans les détails les plus intimes de l’existence de milliards de gens, il est infiniment plus sûr de se confier à l’institution scientifique qu’à la certitude indiscutable."

Cet ouvrage pourrait bien marquer la fin de ce qui a été appelé "la guerre des sciences" entre rationalistes et relativistes.

Pour un rationaliste, un énoncé scientifique est vrai s’il correspond à la réalité du monde. Pour un relativiste, il est réputé vrai s’il fait l’objet d’un consensus parmi les chercheurs à un moment donné. Latour résumait cette idée avec son ironie coutumière dans La Science en action (La Découverte, 2005) : "Même si vous avez écrit un article qui prouve de manière définitive que la Terre est creuse ou que la Lune est faite en fromage de Roquefort, cet article ne sera pas définitif tant qu’il ne sera pas repris par d’autres et utilisé ultérieurement comme un fait établi."

Cette guerre des sciences débute en 1996 quand le physicien américain Alan Sokal publie dans une revue phare des sciences humaines, Social Text, un article au titre ronflant : "Transgresser les frontières. Vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique". Le jour même de sa parution, l’auteur révèle que cet article n’est en fait qu’un canular, volontairement truffé d’erreurs, et stigmatise l’incompétence avec laquelle certains universitaires travaillant dans le domaine des sciences humaines emploient des concepts issus des sciences dures. Etaient particulièrement visés, et dénoncés comme "impostures intellectuelles", les travaux se revendiquant du postmodernisme visant à mettre au jour comment le discours scientifique n’est, peu ou prou, qu’une forme d’idéologie propre aux classes dominantes occidentales.

S’ensuivit une polémique sur la pertinence de l’usage métaphorique des concepts scientifiques qui dégénéra en guerre des sciences. D’un côté, les rationalistes, prenant la défense de Sokal, défendaient l’idée selon laquelle la science parvient, dans sa confrontation avec le réel, à produire des énoncés ayant vocation à la vérité universelle, indépendants des conditions dans lesquelles ils ont été formulés. De l’autre, les relativistes soulignaient à quel point tout savoir scientifique est construit, et donc relatif à la période à laquelle il est formulé, et dépendant des luttes d’influence, y compris politiques, qui s’y sont déroulées. [...]

Les lignes de front semblaient figées quand éclata en 2009 la polémique autour de l’origine du réchauffement climatique. Les climatologues du monde entier avaient beau unanimement expliquer que l’augmentation des températures terrestres était due à l’émission de gaz à effet de serre, l’opinion se montrait de plus en plus sensible aux idées des climatosceptiques contestant la réalité du réchauffement ou l’attribuant à d’autres influences que celle de l’activité humaine. De manière surprenante, des tenants revendiqués du rationalisme se rangèrent du côté des climatosceptiques, tel le médiatique Claude Allègre, son ancien bras droit Vincent Courtillot ou le philosophe des sciences Dominique Lecour. Mais à l’inverse, les figures de proue du relativisme dans le monde francophone, Bruno Latour et la philosophe des sciences belge Isabelle Stengers, d’ordinaire méfiante à l’idée même de vérité scientifique, se convainquirent très vite que l’origine anthropique du réchauffement n’était pas une thèse relative, une opinion parmi d’autres, mais une réalité à prendre très au sérieux. [...]

Le débat rebondit alors du côté de la philosophie politique. Toutes les opinions étant légitimes en démocratie, pourquoi certaines - les vérités scientifiques - prétendraient-elles être de nature différente ? [...]

La question n’est pas que théorique. Comment un enseignant donnant un cours sur l’origine de l’homme ou la théorie darwinienne de l’évolution peut-il répondre à un élève acquis au créationnisme en lui rétorquant : "C’est votre opinion, mais ce n’est pas la mienne" ? Deux livres récents s’efforcent, de manière différente, de répondre à cette objection.

Dans Les Sciences face aux créationnismes (Quae, 176 p., 11,50 €), le systématicien Guillaume Lecointre, du Muséum d’histoire naturelle, propose d’"échapper aux deux extrêmes, celui d’une norme épistémologique formelle et idéalisée qui confondrait la "science faite" et la "science en train de se faire", oublieuse des contraintes sociales du métier de chercheur, et celui du relativisme [...] le laissant voguer au gré des besoins, aléas et tourmentes sociopolitiques. [...] Ce n’est pas parce que ces contraintes existent qu’il n’y a pas de méthode scientifique. [...] Quand on entre dans un laboratoire pour y mener une investigation, il y a des attendus méthodologiques auxquels chacun doit se plier". Et de proposer de placer la description de ce "contrat méthodologique des chercheurs" au coeur tant de l’enseignement des sciences que des échanges des chercheurs avec le public.

Dans La Terre, des mythes au savoir (Cassini, 2011), le physicien Hubert Krivine démontre comment s’est construite, à travers l’histoire des sciences, l’idée qui peut aujourd’hui être tenue pour une vérité scientifique que la Terre est âgée de 4,5 milliards d’années. [...]

Face au créationnisme, peut-on compter sur le renfort de l’étude de l’histoire des sciences ? Si l’enseignement de l’histoire de l’art est à présent bien implanté dans les collèges, celui de l’histoire des sciences se fait toujours attendre..."

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