Par Jean-Marc Lévy-Leblond Physicien, essayiste. 21 janvier 2015
"Certaines voix ont récemment imputé aux journalistes de Charlie Hebdo une attitude « imprudente » dans leur traitement de l’islam. Mais la verve de Charlie Hebdo s’est exercée contre toutes les religions, sans en épargner aucune. Soit on estime qu’ils ont été imprudents ou provocateurs aussi par rapport au christianisme et au judaïsme, soit on leur accorde la même liberté à l’égard de l’islam. La première posture est sans doute défendable, et alors il faut l’expliciter et l’argumenter. Mais demander plus de « prudence » spécialement à l’égard de l’islam relève d’une dangereuse singularisation et équivaut à considérer que ce n’est pas une religion « comme les nôtres », ce qui est exactement la position de ceux qui stigmatisent l’islam en tant que tel - même si c’est parfois avec de bonnes intentions (de la « stigmatisation positive » ?).
Il faut certes prendre en compte le sentiment d’humiliation et de ségrégation éprouvé dans notre pays par des millions d’hommes et de femmes d’origine arabo-musulmane. Pour autant, il importe de rappeler que la plupart d’entre eux n’ont, de longtemps, ni éprouvé ni exprimé ce sentiment sur le mode religieux, mais d’abord, à juste titre, sur le mode politique. La lutte nationale du peuple algérien ni aucune des luttes anticoloniales ne s’est menée fondamentalement en tant que revendication religieuse. Et le conflit israélo-palestinien n’a rien d’une guerre de religion. Réciproquement, c’est sous-estimer le racisme anti-arabe et anti-africain que de l’identifier à un anti-islamisme. L’islamophobie est un terme trop commode qui sert souvent à voiler un racisme pur et simple.
C’est une régression relativement récente, liée bien sûr aux avatars des politiques néo-impérialistes, mais aussi aux formes de domination des pétro-oligarchies arabes, que d’avoir fini par déporter les conflits sociaux, économiques et politiques sur leur dimension religieuse. Nous devons récuser ce rabattement plutôt que d’y céder. Oui, ces peuples, comme ces gamins de banlieue, ont bien des raisons de se révolter, mais pas au nom de l’islam. Ce serait une forme de paternalisme que de faire en leur faveur des entorses à notre laïcité fondamentale.
La République (française) doit garantir la liberté des cultes (et, certes, elle est, à cet égard, coupable de graves négligences vis-à-vis des musulmans), mais elle garantit aussi la liberté de l’athéisme et de la critique antireligieuse, tant que celle-ci reste sur le plan des idées. Les libertins du XVIIe et les philosophes des Lumières, dans la violence de leur expression, qui a certainement été vécue comme une provocation par bien des chrétiens du bon peuple, ont-ils été imprudents ?
C’est dans la même perspective qu’on ne doit pas exiger ni attendre que l’islam fasse preuve de sa capacité de réforme, voire en venir à affirmer que « notre sort est entre les mains des musulmans ». Car, si nous croyons que nos valeurs (liberté, égalité, fraternité), toutes abstraites qu’elles soient et trop peu effectives (surtout les deux dernières) ont quelque force, ce n’est pas en liant leur maintien à l’évolution de l’islam que nous les défendrons.
Certes, cette réforme est souhaitable, mais ce n’est pas l’affaire de la société française en tant que telle, ni de son Etat. La critique théologique et la réforme religieuse ne peuvent être menées que par des croyants de l’intérieur de la communauté. Notre tâche comme citoyens n’est nullement de débattre des moyens d’un aggiornamento de l’islam, mais de faire en sorte que nous n’en dépendions pas. Concrètement, cela veut dire qu’il faut clairement séparer le culturel du cultuel, ce qui est le fondement même d’une laïcité à la fois ferme et ouverte.
Oui, il existe une ancienne et prestigieuse culture arabo-islamique, à laquelle nous devons beaucoup, et que nous ne reconnaissons pas assez (en particulier au sein du système éducatif, dans nos cours d’histoire, de philosophie et de sciences, ce qu’illustre aussi la pathétique insuffisance de notre enseignement de la langue arabe). Que historiquement cette culture ait eu partie liée avec l’islam ne nous oblige nullement, aujourd’hui, à tolérer les formes insupportables, anciennes ou nouvelles, de cette religion.
Ayons tout simplement la même attitude par rapport à l’islam que par rapport aux christianismes : que la culture française soit largement marquée par le catholicisme, y compris dans ses plus nobles réalisations, n’oblige aucunement à excuser pour autant les persécutions et oppressions passées de l’Eglise, ni à tolérer de la part de ses intégristes une quelconque infraction au principe moderne de laïcité. C’est pourquoi, de même, plutôt que de mettre sur le même plan la religion et la culture (au demeurant multiple) des musulmans, il est essentiel de les séparer : on peut, on doit, reconnaître et partager les apports de cette culture, sans que cela implique quelque attitude que ce soit à l’égard de cette religion : ni rejet ni faveur."
Comité Laïcité République
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