22 février 2015
"C’était il y a un mois. Des millions de Français choisissaient de battre le pavé. Mais que cherchaient-ils à dire en descendant dans la rue ? Quel était-il ce fameux "esprit du 11 janvier" que l’on a voulu singulier alors qu’il était pluriel ? Surtout, ne s’est-il pas évaporé encore plus vite qu’il est apparu ?
Il y a exactement un mois que des millions de Français manifestaient à Paris et en province après les assassinats du 7, 8 et 9 janvier. Manifestaient quoi au fait ? Avec le recul la question se bonifie : ce fut massif mais pas très clair, chacun étant venu avec ses raisons, ses indignations et son point de vue. La dignité et le silence des rassemblements étaient leurs seuls points communs, accompagnés des trois mots d’ordre alors retenues dans tous les commentaires médiatiques : « Union nationale ! », « Pas d’amalgame ! », « Nous sommes tous Charlie ! ». Trois slogans qui ont mal vieilli.
« L’Union nationale » ? La formule doit surtout à la répétition qu’en fit François Hollande, se joignant à l’initiative populaire qui ne l’avait pas attendu pour se rassembler spontanément dès le soir du massacre à Charlie Hebdo. Le président de la République aura en fait contribué à la seule fausse note du 11 janvier en imposant aux manifestants parisiens de défiler derrière un représentant de la tyrannie d’Arabie saoudite, un proche de l’autocrate islamiste turc Erdogan et le très discutable Benyamin Netanyahou. Depuis, l’on a compris que ce sursaut populaire était plus inquiet que fier, moins un soutien des Français à leurs élites qu’une défiance pour ce qu’elles ont laissé faire. [...]
« Pas d’amalgame » ? Celui qui était redouté, parfois annoncé et dénoncé préventivement – cet amalgame entre musulmans de France et tueurs islamistes dans une France soupçonnée de racisme et d’islamophobie – ne s’est pas produit : aucun incident tragique, ni assassinat ni ratonnade.
En revanche deux amalgames non prévus se sont invités : les « vengeances » contre Charlie Hebdo dont furent victimes nombres de Français ou de chrétiens en Afrique et au Moyen-Orient et la solidarité affichée par nombre de jeunes collégiens et lycéens français s’amalgamant d’eux-mêmes aux tueurs de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher et s’excluant d’eux-mêmes d’une collectivité dont la liberté et l’égalité sont des valeurs premières.
Depuis le choc de la découverte de cette sécession, minoritaire mais notable et voyante, les politiques ont institué une Journée nationale de la Laïcité et exigé qu’on y forme d’urgence les enseignants. Mais la difficulté n’est pas de transmettre des valeurs laïques et républicaines, mais de les faire partager. Ce qui n’est plus évident dans une école dont trente ans de réformes ont fait de l’assentiment de l’élève le centre de la pédagogie, la majorité d’entre eux estimant déjà il y a dix ans dans un sondage qu’« il faut obéir aux lois seulement si on est d’accord avec elles ».
C’est donc avec un mélange de soulagement, de lâcheté et d’inconscience que l’on se décharge aussi légèrement sur des enseignants en plein désarroi face à des jeunes pour qui l’antisémitisme est une opinion, un héritage culturel qui leur semble exiger respect.
« Je suis Charlie » ? Cet oxymore tenant du remords (avant les massacres, pas grand monde était Charlie, un hebdo proche de la fermeture vendant moins de 30 000 exemplaires) a connu un tel succès parce qu’il permettait à chacun de l’interpréter comme il le voulait. L’on pouvait cependant espérer qu’il signifiait, sinon un amour (non obligatoire) pour les saillies (plus ou moins estimables) de Charlie Hebdo, au moins un amour pour une société de liberté dans laquelle Charlie Hebdo est possible.
Et, l’espoir sollicitant la naïveté, l’on se disait même que médias, intellos et showbiz, après s’être ainsi prétendus Charlie en boucle, en tribunes et en prime time, formeraient désormais un pack de résistance inébranlable pour la liberté de conscience et d’expression. Un mois après, il faut déchanter de constater un rapide retour à la normale : pas de vagues, couchons-nous. Beaucoup se seront contentés d’une « génuflexion hâtive avant de revenir à leurs vieilles antiennes », comme l’avait déjà déploré Claude Lanzmann quelques semaines après le 11 septembre 2001.
C’est ainsi France 2 qui, dès le 7 janvier, sous le coup de l’émotion, préempte pour le programmer au plus vite le film de Daniel Lecomte C’est dur d’être aimé par des cons (relatant le procès de 2007 contre Charlie Hebdo) et qui se ravise ensuite.
Laurent Nunez a fait une première recension des censures et autocensures dans le monde de la Culture (voir Marianne du 6 février). Ces élus habituellement béats devant toutes les « provocations » « dérangeantes » de l’art contemporain mais qui se débinent quand une artiste algérienne, Zoulikha Bouabdellah, ose une installation d’escarpins sur des tapis de prière parce qu’une clique d’intégristes menace de provoquer des « incidents ».
Ce temple de l’irrévérence, Canal +, censurant un dessin de Charb. Ces projections de L’Apôtre, déprogrammées parce que ce film de Cheyenne Carron relatant la conversion au catholicisme d’un musulman est interprété par la Sécurité intérieure comme une « provocation pour la communauté musulmane ».
Ou encore la déprogrammation de la pièce Lapidée, parce que la dénonciation de la lapidation des femmes adultères est aussi considérée comme une provocation islamophobe. Où l’on voit que l’effet Charlie a produit chez les cultureux plus de régressions que de progrès.
C’est pourquoi il faut féliciter une exception héroïque se distinguant de ce nouveau climat de peur et de censure. Le Théâtre national de Strasbourg, lui, ne se défile pas, tout comme Le Monde, qui a diligenté une envoyée spéciale pour rendre compte de la pièce de théâtre qu’il a programmé, Martyr, et dont elle présente le propos, d’actualité : « Comment un jeune homme ordinaire, "normal", devient-il un fanatique religieux, prêt à tuer pour ses idées ? » Le quotidien lui a offert une pleine page pour vanter cette pièce « d’une intelligence redoutable » qui « a le mérite de poser de manière implacable le mécanisme de la radicalisation, et ses ondes de choc dans la société ». Cette pièce de Marius Von Mayenburg met en scène un jeune fanatique qui « veut être exempté des leçons de natation pour raisons religieuses » : « Il trouve inadmissible de devoir nager derrière des filles en bikini. Il refuse aussi, bien sûr, le cours d’éducation sexuelle proposé par la professeure de biologie. Il refuse encore, bien entendu, la théorie de l’évolution darwinienne enseignée par cette même prof ». Et comme celle-ci « s’appelle Erika Roth et qu’elle est la seule parmi les adultes de son entourage à leur tenir tête, il glisse vers un antisémitisme fou et meurtrier ». Un « antisémitisme fou et meurtrier » ? Attention pas de méprise : cette pièce qui n’a pas été déprogrammée et dont Le Monde fait grand cas relate la dérive intégriste d’un jeune… catholique. Ouf !"
Lire aussi "Est-ce qu’il y aura encore des « oui, mais » ?" (G. Biard, Charlie Hebdo, 14 jan. 15) (note du CLR).
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