Revue de presse

"Prothèse parlementaire" (Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 29 juin 22)

1er juillet 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Prothèse parlementaire".

"On a révisé ma prothèse dentaire le jour de la Fête de la ­musique. Après la « canicule », il faisait doux. Je me suis rappelé la première fête organisée par Jack Lang et les siens, en 1982. J’avais 19 ans, la vie n’était pas si belle, j’étais tombé amoureux d’une étudiante que je ne connaissais pas et qui prenait le RER sur le quai d’en face.

La gauche prendrait bientôt le fameux « tournant de la rigueur », virage plutôt raide qui a mis pas mal de gens dans le fossé. Nul n’a mieux chanté ce passage politique, sensible et cruel du temps et des illusions, qu’Alex Beaupain, en 2011, dans Au départ. On a beaucoup marché et dansé dans la rue en 1982. Let’s dance, c’était magique parce que c’était la première fois, et peu importe si la dernière s’y annonçait déjà.

Tandis que mon chirurgien dévissait méticuleusement la prothèse, cinq petites vis camouflées, on en installait à l’Assemblée nationale de nouvelles – politiques, celles-là. Elles avaient l’air de prothèses fabriquées sous la IVe République, mises au placard depuis longtemps pour cause de désordre, de corruption et d’in­efficacité, comme la vieille prothèse que je dois conserver pour les cas d’urgence, comme une roue de secours. Elles avaient aussi l’air de prothèses plus récentes, sur le modèle 1848 « le peuple entre enfin à l’Assemblée ». Cette vieille lune, on a vu sous Macron (et sous d’autres avant lui) ce qu’elle pouvait donner en politique, cette fonction de professionnels : des godillots et des idiots utiles. Mais ces nouvelles prothèses ressemblaient également à des proto­types, féministes, indigénistes, animalistes, appareils dernier cri et qui crient, quoique bâtis avec de vieux gestes sur de vieux moules vaguement sartriens. [...]

L’opération a duré deux heures trente. C’était moins long qu’une installation de parlementaires, plus silencieux aussi. Une fois la prothèse enlevée, le chirurgien a observé la bouche, les implants, ce qui me tient lieu de gencive, et il a dit : « Les tissus mous sont sublimes. » Les tissus mous sont sublimes… Elle m’a fait plaisir, cette phrase : mon hygiène dentaire était momentanément récompensée.

À l’Assemblée, une fois ôtée la prothèse macroniste, les ­tissus mous de la Ve République semblaient un peu moins sublimes. Tout cela manquait d’hygiène, d’entretien, de rénovation, et même de chirurgie. Il y avait certes une infinité de donneurs de conseils, mais c’était un peu comme si, dans un hôpital, plutôt que de bons chirurgiens, il n’y avait plus que des sociologues de la médecine et des journalistes indignés.

Ce qui manquait, entre autres, c’était peut-être un écrivain comme l’avait été François Mauriac observant la Chambre des députés en juin 1954, et j’en finis par là : « Depuis combien d’années ne m’étais-je penché sur cette cuve, dont je hais le jour blême, l’atmosphère bitumeuse de mauvais tableau d’histoire. L’humanité qui s’y agite, il semble qu’on l’y observe au microscope. » Il fuit dès la suspension de séance, et, sur la place de la Concorde, note : « Permanent décor d’un drame où trop de figurants ont usurpé les premiers rôles, sabotent la pièce et interdisent à la jeune troupe de jouer. » Il n’avait plus de cordes vocales, mais il avait la dent dure."


Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Le Lambeau, de Philippe Lançon (2018), Elections 2022, la note de lecture Philippe Lançon : Comment passe-t-on de vivant à survivant ? (E. Marquis) (note du CLR).


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