par Charles Coutel, universitaire, professeur émérite en philosophie du droit, essayiste, vice-président du Comité Laïcité République. 26 septembre 2023
À la mémoire de Samuel Paty,
mort pour la République.
Lors du dernier Convent du Grand Orient de France, Guillaume Trichard, Grand Maître, a proposé une priorité mobilisatrice : « réparer la République ». Afin de donner force et vigueur à ce mot d’ordre et, au moment où nous allons commémorer, le 16 octobre prochain, l’odieux assassinat de Samuel Paty en 2020, il est nécessaire de réaffirmer la tâche qui attend les humanistes et les républicains. Ceux-ci se mobiliseront pour participer à toutes les initiatives du Collectif Laïque National et du Grand Orient de France. Pour que toute cette résistance républicaine s’inscrive dans la durée, il est important de mesurer la complexité historique du principe de laïcité afin de dépasser les difficultés actuelles que connaît sa transmission.
Depuis le 16 octobre 2020, on assiste à de multiples tentatives de récupérations politiques et idéologiques de l’odieux attentat qui coûta la vie à Samuel Paty. Les tenants d’une laïcité de concession permanente devant l’islamisme politique pactisent de fait avec les fanatiques et l’ignorance. Trop souvent, au nom d’un improbable vivre-ensemble, tout semble prêt pour une nouvelle résignation de grande ampleur. Il est donc plus que temps de réagir afin d’éviter un véritable Munich de la laïcité républicaine : les républicains doivent renouer avec l’esprit de résistance. Après le temps de la colère puis du recueillement, vient le temps de la mobilisation pour mener le combat humaniste et laïque pour le principe républicain de laïcité.
Les grandes décisions politiques et juridiques à prendre seront ainsi mieux réfléchies et éclairées, si nous faisons l’effort de définir le principe de laïcité, comme nous allons le voir dans un premier temps. Ensuite, examinons les malentendus, sinon les contresens, que les ennemis de la laïcité cultivent. Enfin, examinons les conditions de possibilité d’une promotion continue du principe républicain de laïcité ; autant de chantiers pour « réparer la République ».
Sortir de la confusion autour du mot "laïcité"
Les mots utilisés pour parler de laïcité sont-ils si clairs ? Un travail critique sur le mot laïcité s’impose. On oublie en effet que la Révolution de 1789, en affirmant la nécessité d’une séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, a commencé par des années d’analyse critique des connaissances et des mots. À travers l’œuvre des grands acteurs des Lumières et de la Révolution s’est élaborée une exigence de laïcité, même si le terme ne fut produit qu’en 1871 par Littré. Sans ce recul critique, nous risquons une approche réductrice de la laïcité. Ainsi, on réduit la laïcité à un concept ; mais alors, on ne précise jamais dans quelle théorie générale il prend sens. De même, on présente la laïcité comme une valeur morale mais sans jamais la relier à d’autres principes ou aux éléments de notre devise républicaine. Pudiquement, on l’intègre dans des valeurs de la République jamais vraiment définies. Enfin, certains en font, à tort, une machine de guerre contre les convictions religieuses ; mais alors comment expliquer qu’on puisse être croyant et laïque ?
Le terme laïque vient de laos, c’est-à-dire le peuple qu’il s’agit d’opposer à klêros, clergé, qui constitue un groupe à part. La laïcité s’opposera donc au cléricalisme. Cette exigence de laïcité traverse la tradition française du gallicanisme et aussi la tradition protestante qui affirme la liberté individuelle de penser et de croire. Tout au long du XIXe siècle, est revendiquée une nécessaire liberté absolue de conscience. Avec ces rappels historiques, nous comprenons pourquoi des traces de vision religieuse du monde sont encore présentes dans nos esprits, voire dans nos mots [1].
Cette confusion s’est encore accentuée depuis les années 1970, lorsque le Président Valéry Giscard d’Estaing, pour prévenir tout nouveau mai 1968, décida, par la réforme Haby (1975), de transformer l’école publique en une communauté éducative, en lieu et place d’une instruction publique valorisante la transmission de la culture républicaine, fondée sur les savoirs élémentaires et la culture humaniste. Résultat : le cadre historique et juridique de la laïcité fut méconnu et les forces cléricales sont revenues doucement, mais sûrement, avec tout un vocabulaire clérical. Or le but de la laïcité est bien de réaffirmer l’éminence de l’intérêt général au service du peuple souverain et fraternel. Beaucoup de mots aujourd’hui dominants proviennent, à notre insu, d’un vocabulaire religieux et méritent tout un travail de clarification et de laïcisation.
On le voit, les usages du mot laïcité sont entourés de préjugés et de confusions. Il est possible de mener deux tâches complémentaires : premièrement, en proposer une définition synthétique ; deuxièmement, dresser la liste des principaux contresens hérités de notre longue histoire. Nous mettons en débat la définition suivante du principe de laïcité : la laïcité est la coexistence pacifique et rationnelle des libertés individuelles éclairées, au sein d’une République définie comme nation civique.
Sur quelques contresens
Mais toute définition de la laïcité est abstraite si l’on ne voit pas de quels contresens elle nous prémunit et quelles perspectives concrètes elle ouvre. On comprend mieux pourquoi Ferdinand Buisson, dans l’édition 1911 de son Dictionnaire de pédagogie, a tenu à compléter le long article « Laïcité » par un autre article très bref simplement intitulé « Laïque ». Dans ce second article, il précise que laïque ne s’oppose pas à religieux mais à clérical. On y lit : « Le mot qui s’oppose étymologiquement et historiquement à laïque de la façon la plus directe, ce n’est pas ecclésiastique ni religieux, ni moine, ni prêtre, c’est le mot clerc ».
Insistons sur un second contresens concernant les liens entre laïcité et neutralité, comme nous y invitait Jacques Muglioni dans son article « Laïcité intempestive » publié dans la revue Éducation et pédagogie, 7, 1990, p. 66. Nous le citons : « Laïcité n’est pas neutralité et le remède à l’intolérance est à l’opposé du pluralisme à la mode. On ne respecte pas les superstitions sous prétexte qu’elle relèvent d’une conviction personnelle. Il est des convictions meurtrières et terroristes. L’esprit superstitieux est lui-même sous l’influence de la coutume et de la peur. Il a besoin d’apprendre à penser par lui-même d’après l’objet afin d’être libre, ce qui suppose instruction et exercice ».
La conséquence est claire : notre État laïque est neutre sur le plan confessionnel, mais cela ne veut pas dire que la République soit neutre sur le plan philosophique ou politique. C’est laisser la porte ouverte à tous les fanatismes et à toutes les superstitions, dès lors qu’une culture du débat ne repose pas sur une solide instruction publique préalable des élèves. La leçon est claire : être laïque c’est promouvoir la raison et la thèse humaniste héritée de Descartes, Spinoza, des Lumières et de la Révolution française : il est de l’intérêt de la vérité et de la justice d’être recherchées par le plus grand nombre possible d’esprits éclairés.
Enfin, dernier malentendu à lever : celui qui revient, comme le fait le Rassemblement national, à isoler le principe de laïcité des autres principes qui lui donnent sens et avenir. Ainsi, ce parti d’extrême droite ne relie jamais la laïcité avec l’égalité et la fraternité, notamment à travers la notion idéologique et anti-universaliste de « préférence nationale ». Si nous voulons passer de la définition à l’explication, puis à la mobilisation, notre définition synthétique doit sans cesse tenir compte des contresens que nous commettons sur elle.
Une de nos tâches est donc bien de cultiver notre esprit critique dans les usages que nous faisons du terme laïcité ; nous le devons à Samuel Paty, mort pour la République. Rappelons sans cesse l’unité philosophique des principes républicains : liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, dignité, hospitalité, concorde universelle. Tout se tient. Être laïque, c’est s’inscrire dans un cadre juridique et institutionnel animé par un idéal éthique, mais c’est aussi rejoindre un combat garantissant l’accès de tous aux savoirs et à la culture humaniste. Ce faisant, les républicains travaillent à la réduction des inégalités socioéconomiques. Examinons à quelles conditions.
Conditions d’une réinstitution du principe de laïcité
Pour défendre le principe de laïcité, ne faut-il pas dénoncer les préjugés qui nous éloignent de notre fidélité républicaine et en renforcer la cohérence, dans nos institutions et dans nos pratiques associatives et politiques [2] [3] ? Diverses conditions doivent être réunies ; des conditions théoriques et des conditions institutionnelles. Le principe de laïcité devrait être redéfini pour lui-même, en dehors des passions qui l’entourent. Ce principe de laïcité procède de l’affirmation qu’il existe en chaque homme une raison à développer, notamment par l’instruction publique et par la culture humaniste. Ce principe de laïcité est en effet supposé par l’essor d’une raison critique : pour penser par lui-même, un citoyen libre et éclairé n’a pas besoin d’une religion. Cet homme éclairé est autonome. Quand il apprend, enseigne, débat ou vote, le citoyen d’une République ne dépend que de sa raison : on ne saurait donc faire de la laïcité une matière d’enseignement à part, comme s’il s’agissait d’un catéchisme, puisque la laïcité est la condition de possibilité d’un véritable enseignement public et d’une citoyenneté active. Nous évitons ainsi toute dérive relativiste, communautariste, qui se gangrène en fanatisme et en terrorisme ; d’où l’importance de relier sans cesse l’exercice de la souveraineté républicaine et l’essor de la rationalité scientifique. La République y trouve un « universaliste non dogmatique », pour reprendre une belle formule de Guillaume Lecointre.
On ne dira jamais assez combien la télévision et les réseaux sociaux sont devenus des armes des sectes et des cléricalismes. Les cléricalismes et les communautarismes profitent de la baisse du niveau de culture générale et scientifique voire d’instruction élémentaire, des jeunes et des citoyens pour inféoder les esprits.
À ces conditions théoriques, ajoutons des conditions plus institutionnelles. Les institutions chargées de la transmission doivent se prémunir contre les sophismes mondialistes, qui confondent le mondial et l’universel, et communicationnels, qui confondent communiquer et transmettre. La transmission des savoirs élémentaires est, par elle-même, formatrice du jugement critique et donc d’exigence de laïcité [4]. Enfin, au sein des programmes scolaires et de la formation des maîtres ne conviendrait-il pas de dispenser un enseignement solide portant sur l’histoire des institutions laïques et républicaines ?
Les armes de la critique
Si nous voulons éviter un Munich du principe républicain de laïcité, l’heure n’est plus à l’incantation mais bien à la mobilisation humaniste et à la résistance républicaine, dans le désir de « réparer la République ». Pour reprendre une formule de Patrick Kessel, usons des « armes de la critique », afin de répondre non fanatiquement à tous les fanatiques.
Œuvrons pour une République démocratique, indivisible, laïque, sociale, fraternelle et universelle !
[1] On lira avec le plus grand profit l’ouvrage d’Éric Anceau : Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent, Éditions Passés composés, 2022.
[2] Voir la déclaration du Collectif Laïque National « Reconstruire la République Laïque », en date du 4 novembre 2020, ainsi que les prochaines positions et analyses de ce même Collectif.
[3] Voir le dossier Collectif laïque national (note de la rédaction CLR).
[4] C’est cet aspect qui manque dans les courageuses prises de position du ministre sur l’abaya ; dans le sillage de Jean Zay, le redire est un devoir des républicains.
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