Revue de presse

Ph. Lançon : "#Metoo et Maigret" (Charlie Hebdo, 12 juin 24)

(Charlie Hebdo, 12 juin 24) 19 juin 2024

[Les échos des initiatives proches sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "#Metoo et Maigret".

Comme Maigret, #MeToo est un justicier, mais un justicier nerveux. Il arpente peu à peu la société entière, se développant en initiant. Mais quel rapport entre #MeToo à l’hôpital et Maigret ? Un épisode des aventures du célèbre commissaire, Maigret se trompe.

Le roman est publié en 1953. Simenon avait 50 ans. L’histoire a lieu à Paris. Une jeune femme, Louise Filon, dite Lulu, est retrouvée morte chez elle, dans le beau quartier des Ternes. On lui a tiré une balle dans la tête. D’origine misérable, elle était devenue prostituée. Son petit ami, qui avait été son souteneur, est musicien. Il ne vivait pas avec elle. Elle était enceinte. De qui ? Comment pouvait-elle vivre dans cet immeuble chic ? Qui l’a tuée ? Maigret apprend vite qu’elle avait été installée par le grand patron hospitalier habitant l’étage du dessus. Issu comme Lulu (et comme le policier) d’un milieu pauvre, le Pr Gouin est un as de la chirurgie du cerveau. C’est aussi un baiseur intelligent, cynique et misogyne.

On entre dans sa personnalité par les autres. Maigret interroge sa femme. Elle était infirmière dans le service de son futur mari. Il avait 40 ans, n’était pas marié : « Étienne ne s’est jamais préoccupé des petits plaisirs de la vie. Il n’a pour ainsi dire pas d’amis. Je ne me souviens pas qu’il ait pris de réelles vacances. Sa dépense d’énergie est incroyable. Et, la seule façon qu’il ait jamais eue de se détendre, c’est avec les femmes. » Comme Simenon, qui tirait son coup plusieurs fois par jour.

Prédateur méprisable
Mme Gouin poursuit : « Pendant des mois, il n’a pas fait attention à moi. Je savais, comme tout l’hôpital, que la plupart des infirmières y passaient un jour ou l’autre, que cela ne tirait pas à conséquence. Le lendemain, il ne paraissait pas s’en souvenir. Une nuit que j’étais de garde et que nous avions à attendre le résultat d’une opération qui avait duré trois heures, il m’a prise, sans un mot. » Maigret : « Vous l’aimiez ? » Elle : « Je crois que oui. En tout cas, je l’admirais. » Elle est fille de pêcheur. Le professeur se sent à l’aise, « toutes les filles qu’il prenait étaient des filles du peuple ». Les bourgeoises, il ne les supporte pas. Il épouse l’infirmière pour qu’elle tienne la maison, en continuant de coucher avec son assistante, ses infirmières, toutes celles « qui ne sont pas susceptibles de lui compliquer l’existence. Peut-être est-ce le grand point. Pour rien au monde, il n’accepterait une aventure qui lui ferait perdre un temps qu’il considère devoir à son travail ». Il ne cache rien, ne se répand pas non plus : il est factuel, « physiologique ». Sa femme dit qu’elle n’est pas jalouse, « ce serait ridicule de ma part ». Jalouse, non. Mais humiliée ?

Un jour, le Pr Gouin a opéré Lulu et l’a sauvée. Puis il a fait de cette patiente sa maîtresse. Elle a accepté : « Elle lui devait tout. Il l’avait presque créée, puisque, sans lui, elle serait morte. Peut-être pensait-il au jour où il n’en aurait plus d’autres ? » Et Lulu, que pensait-elle, que vivait-elle ? Sur le conseil de sa femme, il l’a installée dans l’immeuble, pour l’avoir sous la main. Sa femme défend l’« homme de génie » avec un argument que ne renieraient pas ceux qui défendent les prédateurs de talent : « Les gens, en général, ont une étrange attitude vis-à-vis des génies. Ils veulent bien admettre qu’ils soient différents des autres en ce qui concerne l’intelligence et l’activité professionnelle. N’importe quel malade trouve normal que Gouin se lève à deux heures du matin pour une opération urgente qu’il est seul à pouvoir pratiquer, et qu’à neuf heures il soit à l’hôpital, penché sur d’autres patients. Or, ces mêmes malades seraient choqués d’apprendre que, dans d’autres domaines, il est différent d’eux aussi. »

La mémorable rencontre finale, entre Maigret et cet homme qui est une version noire de lui-même (et de Simenon), nous révèle à quel point celui-ci méprise les femmes : « Elles éprouvent une intense satisfaction à se faire croire qu’elles me sont dévouées. C’est, en somme, à qui m’aidera et me protégera davantage. » La sienne ? « Ce qu’elle prend pour du dévouement n’est qu’une espèce de vanité, de besoin de se croire exceptionnelle. » Il observe les gens sans affect, comme des spécimens, mais il sauve ses patients. Simenon raconte comme personne le pouvoir, la solitude, l’aliénation. L’énigme du meurtre est tapie dans les souffrances que provoque ce bourreau de travail et des femmes, ce grand indifférent.


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