20 avril 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Voir sur le site d’Arte la série "Esterno notte".
Lire "Filmer les monstres".
"La semaine dernière, j’ai évoqué la morsure politique de la série consacrée par Marco Bellocchio à l’enlèvement d’Aldo Moro : cette condamnation féroce des mâles postfascistes de la Démocratie chrétienne qui sacrifièrent le maître d’œuvre du « grand compromis » (entre démocrates chrétiens et communistes) sur l’autel de leur intérêt principal (conserver et renforcer leur puissance à tout prix).
Cela avait été beaucoup dit et écrit, mais ce qui fait la force du travail de Bellocchio, ce sont les formes qu’il choisit. L’événement a eu lieu voilà quarante-cinq ans. Sa réalité est épuisée. Le passage du temps permet à l’artiste de s’en éloigner, plus ou moins, pour en extraire un peu plus de vérité. Cette vérité, comme les formes qui la portent, évolue elle-même avec le temps. Le cinéaste italien avait tourné, en 2003, un premier film sur l’enlèvement d’Aldo Moro, Buongiorno, notte, « bonjour, la nuit ». Ce qui l’intéressait alors, c’était l’une des brigadistes, perturbée par la stratégie meurtrière et vouée à l’échec de ses compagnons de lutte.
Vingt ans après, les terroristes ne sont plus au centre d’Esterno notte, « extérieur nuit ». Ce qui intéresse le réalisateur, je crois, c’est la galerie de monstres enchevêtrés que cet enlèvement met à nu, abattant leurs masques pour en faire des figures extravagantes, presque surréalistes, du pouvoir.
Bellocchio a une manière particulière de les filmer en gros plan. Il l’avait fait pour Mussolini dans Vincere. Et dans Le Traître, en filmant les mafieux. Quand le dictateur baisait, il était filmé par-dessous, selon un certain angle, comme une bête moins concentrée sur l’échange avec sa proie que sur la perspective égocentrique de la dominer. C’était presque de la caricature et c’était presque une vision, il y a du Fellini en lui, mais une caricature et une vision densifiées, rendues à la réalité par la présence brute du corps.
Dans Esterno notte, ce sont avant tout les visages et les mains qui sont serrées de près, comme sous vide. Résultat : ces hiérarques de la Démocratie chrétienne, ce pape subclaquant qui comme Tartuffe serre sa haire avec sa discipline deviennent des monstres enfantins. Et peut-être est-ce vrai : peut-être les hommes qui baignent et meurent dans le pouvoir ne sont-ils rien d’autre que des enfants, des enfants mal éduqués et pervertis.
Tout cela, c’est du cinéma, et Bellocchio nous le rappelle en virtuose à deux reprises, au début et vers la fin, en nous laissant croire, à nous spectateurs, que Moro a été retrouvé. Dans le premier cas, il s’agit d’un malade qu’on a pris pour Moro ; dans le second cas, d’un acteur qui joue Moro.
Nous voici, pour quelques minutes, à la place des Italiens de 1973, qui souhaitaient (ou craignaient) sa libération. Nous vivons leur attente, leur angoisse, leur suspense, leur déception (ou leur soulagement). Une dernière scène, à la fin, révèle le talent du cinéaste. Moro sait ou sent qu’il va mourir : les terroristes lui amènent un jeune prêtre aux yeux bandés, pour qu’il se confesse. On ne sait si cette confession a eu lieu ; Bellocchio l’imagine. La cellule devient le confessionnal. Moro parle, dit sa haine de ceux qui l’ont abandonné. Le prêtre l’entend sans l’écouter : implacable distance de l’Église vis-à-vis d’une souffrance qui la nourrit. Nous sommes tantôt dans la cellule, tantôt à l’extérieur : nous regardons le condamné et son confesseur par l’œilleton. Comme les terroristes. Comme Dieu : Dieu vengeur, sans pitié ; Dieu de l’Ancien Testament. L’œil était dans la tombe et regardait Aldo. Cet œil de voyeur, de tueur, de juge, est obscène. Moteur, exécution, coupez !"
Voir aussi dans la Revue de presse "La mise à mort du compromis" (Ph. Lançon, Charlie Hebdo, 12 av. 23), la rubrique Italie (note du CLR).
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