Revue de presse

Ph. Lançon : "En Birkini" (Charlie Hebdo, 26 juil. 23)

(Charlie Hebdo, 26 juil. 23) 26 juillet 2023

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Dessin : Foolz

Lire "En Birkini.

"[...] La ferveur nécrologique dont elle a fait l’objet en France m’a à la fois surpris et rassuré.

Surpris, car à peu près rien de ce qu’elle a fait, joué ou chanté ne m’a jamais semblé plus mémorable qu’un frêle nuage flottant dans une tasse de thé (british et importé). Rassuré, parce que dans cet « à peu près rien » qu’elle fut, en tout cas pour moi, il y avait ce « je-ne-sais-quoi » qu’on appelle un personnage.

L’andro-Jane avec ses petits seins, sa silhouette adolescente, son grand sourire de joli cheval dans un jardin anglais, cet accent qui paraissait faux à force d’être folklorique, ce narcissisme sauvage que je pressentais, à tort ou à raison, à chaque fois que je l’entendais à la radio ou la voyais à la télé, tout cela déposait sa silhouette et sa présence presque transparentes sur le talent des autres, de ceux qui l’avaient choisie, comme un voile de tulle sur une tête de mort ou de rosière  ; et ce voile révélait les traits des quelques décennies, en France, qui ont passé. Jane Birkin avait sans doute peu d’as dans la Manche, mais elle a su les jouer, au gré des hasards et des rencontres, après l’avoir traversée.

Comme vous peut-être, j’ai fait l’inventaire des images qui, instinctivement, remontaient avec ce petit nuage en surface de la tasse de thé (refroidie, je dois l’avouer, depuis une bonne vingtaine d’années). Elles ne sont pas originales, mais pourquoi devraient-elles l’être  ? C’est le talent d’un personnage comme elle de devenir un lieu commun. Première image : son apparition dans Blow-Up, le film d’Antonioni. J’ai bien dû le voir trois ou quatre fois. Comme les meilleurs films d’Antonioni, c’est à la fois un capteur de l’air du temps (londonien, ex-fan des sixties…), un documentaire sur un certain chic de ce temps et une réflexion minutieusement elliptique sur son vide existentiel  ; en résumé, Blow-Up est un film moderne.

Son austérité snob et violente continue de transfigurer tout ce qu’il peut avoir de daté. Birkin n’a pas 20 ans et n’y apparaît que dans un petit rôle de mannequin abusé, avec sa copine, par le photographe qui les a conduites dans son studio et les maltraite et force, comme on dirait aujourd’hui, leur consentement. Cette scène initiatique du personnage qu’elle deviendra ne m’a jamais choqué : il s’agit d’une fiction où est montré, avec une précision brutale, aristocratique et dépourvue de moralisme, un rapport de force désormais criminalisé.

La deuxième image est presque une conséquence de la première : c’est la Galatée de Gainsbourg. Image en forme d’artichaut. Chaque chanson et chaque mise en scène du couple est une feuille à la fois douce et vinaigrée qu’on suce puis qu’on jette avant d’en prendre une autre, semblable à la précédente, en allant vers un cœur couvert de poils, qu’on ne parvient jamais à atteindre et qui n’est probablement pas comestible. La célébration de Jane la morte est, sur ce point, d’une emphase assez burlesque : faire d’une créature aussi soumise à son créateur un symbole de liberté, il fallait oser. Gainsbourg avait le génie de la transgression, et il a su utiliser la femme-enfant pour mettre en avant ce qui, plus que jamais, relève aujourd’hui de l’interdit : le viol, l’inceste, la domination, une jouissance dure et sans illusions morales et sentimentales. À l’époque, ça choquait les bourgeois. Aujourd’hui, l’image de Jane Birkin doit coller au combat féministe. Les discours de la société sont décidément des farces.

Troisième image, qui conclut les deux précédentes : son rôle dans La Fausse Suivante, de Marivaux, mis en scène en 1985 par Patrice Chéreau. Elle jouait l’inconstante Comtesse qui s’entiche d’une femme qu’elle croit être un homme, celle qui dit : « Peut-on mettre une femme entre le oui et le non  ? Quelle brusque alternative  ! » Si je me souviens bien, ça déchirait : du théâtre de la cruauté. C’était aussi le dépucelage théâtral de Birkin, aimant d’un voyeurisme mondain et, sur scène, écrivait ­Colette Godard dans Le Monde, « objet indestructible de tortures minutieuses ». On ne saurait mieux résumer mon impression : il y avait quelques gouttes de sang dans la tasse de thé."



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