Philippe d’Iribarne, directeur de recherches au CNRS, auteur de « Islamophobie. Intoxication idéologique » (Albin Michel). 11 octobre 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Propos recueillis par Guillaume Perrault.
LE FIGARO. - Aussitôt après la tuerie de la Préfecture de police, le ministre de l’intérieur a évoqué un « coup de folie » et écarté l’hypothèse terroriste, avant, plus tard, de devoir se raviser. Que vous inspirent ces déclarations successives ?
Philippe d’IRIBARNE. - À propos de cet attentat, comme pour ceux qui l’ont précédé, on assiste à une concurrence des interprétations, d’autant plus que les faits restent incertains : soit c’est du terrorisme, manifestation d’un islam radical, soit c’est un coup de folie ou encore un conflit professionnel, et cela « n’a rien à voir avec l’islam ». Les autorités sont condamnées à choisir si elles vont fournir une interprétation allant dans un sens ou dans l’autre, quitte à en changer avec le temps.
Ce faisant, les autorités se détournent d’une approche qui paraît plus sensée : se demander comment, selon le rapport qu’un individu entretient avec le monde, en fonction du cadre d’interprétation qu’il utilise pour donner sens aux événements, il va tendre à agir dans une situation donnée. Rien de plus banal qu’un conflit professionnel, et il y a bien des gens qui ont, à un moment ou à un autre, un coup de folie. La question qui nous est posée est de savoir si, et dans quelle mesure, l’ethos, toute une manière d’être au monde associé à un islam radical incite à associer des actions meurtrières à ces situations.
L’assassin, en 2015, aurait justifié l’attentat de Charlie Hebdo et le fait, connu de deux de ses collègues, n’aurait pas donné lieu à un signalement. N’y a-t-il pas un fossé entre le discours officiel de la vigilance contre le terrorisme islamiste et la réalité ?
On a affaire à une question redoutable qui est le périmètre d’application d’un principe d’évitement des risques. Tant qu’il s’agit de risques liés à des faits matériels, un principe de précaution s’impose. On l’a vu encore récemment à propos de la possibilité d’acheter de l’aspirine en pharmacie. Mais il n’en est pas du tout de même dès qu’il s’agit des personnes. Il paraît certes légitime qu’un assureur prenne en compte l’augmentation du risque de décès avec l’âge. Mais est-il légitime de prendre en compte le fait que, si l’on en croit le sens commun, le risque d’avoir un comportement à problème est plus élevé pour un chrétien qui se convertit à l’islam que pour un musulman qui se convertit au christianisme ? Considérer l’existence d’un tel risque ne relève-t-il pas d’une discrimination, que la loi prohibe, sur la base de la religion ?
Les réactions des entreprises envers les demandeurs d’emploi qui se présentent comme musulmans indiquent qu’elles leur octroient un accueil plus ou moins réservé selon que leur CV suggère qu’ils sont plus ou moins attachés à une pratique de leur religion qui tendrait à la faire prévaloir sur les règles de la vie en commun. Les entreprises prennent donc ce risque en compte. Mais qu’en est-il dans un service public où le devoir de neutralité est particulièrement strict ? Et que penser que la lecture que les collègues de l’intéressé ont pu faire des propos qu’il a tenus sur les attentats de Charlie Hebdo ? Ne pouvaient-ils considérer qu’il s’agissait d’une simple opinion, compréhensible de la part d’un musulman, qui n’impliquait pas un engagement actif dans le terrorisme et qui ne justifiait pas que l’on dénonce un vieux camarade de travail ? Il est sûr que, en ce qui concerne l’islam, l’on manque d’une clarification du seuil à partir duquel il est légitime d’affirmer que l’on rentre dans une zone à risque.
L’accusation d’« islamophobie » aurait-elle un effet inhibiteur ? Susciterait-elle la peur jusqu’à influencer les comportements de décideurs et d’agents publics ?
Les tenants d’un islam politique et leurs compagnons de route sont remarquablement arrivés à associer cette accusation à toute critique de l’islam, et même à toute réticence par rapport à celui-ci, à tout questionnement tant soit peu incisif sur le monde musulman. Et, dans une époque où l’attitude par rapport à celui qui est différent, vient d’ailleurs, pratique une autre religion, fait d’autres choix de vie, est considérée comme la pierre de touche d’une manière civilisée de vivre en société, cette accusation porte. On a vite fait d’être rangé dans la catégorie des racistes, xénophobes, lié à une extrême droite héritière des « heures les plus sombres de notre histoire ». Pour les décideurs et agents publics il faut un certain courage pour affronter le risque d’opprobre qui en résulte. Souvent, il paraît prudent de ne pas « faire d’histoires ».
Comment réfuter ce qui vous paraît un sophisme sans pour autant faire planer un soupçon à l’égard de toute personne de confession musulmane ?
L’amalgame associé au terme d’islamophobie conduit à regarder comme étroitement liées toute une gamme de réactions à l’égard de l’islam, depuis l’analyse la plus posée des aspects problématiques du monde musulman jusqu’à l’attentat de Christchurch. Il rend d’autant plus difficile d’opérer les distinctions qui s’imposent entre les divers aspects de l’islam et entre les manières très contrastées de vivre celui-ci. Il faut absolument échapper à cet amalgame. Quand on étudie de près les réactions des sociétés occidentales à l’égard de l’islam, on voit qu’elles sont pleines de nuances. Ce n’est nullement l’islam comme foi qui est rejeté. Les manifestations de cette foi, tels le jeûne du ramadan ou la prière, sont même bien reçues.
Ce qui suscite une certaine aversion est la tentative d’imposer un ordre social et politique hostile aux valeurs de la République, qu’il s’agisse de la liberté de conscience ou de l’égalité entre hommes et femmes. Les musulmans qui laissent clairement transparaître par leur manière d’être et d’agir qu’ils sont attachés à ces valeurs de la République, ainsi qu’aux us et coutumes à travers lesquels celles-ci sont mises en pratique, ne sont nullement l’objet de soupçon. Ce sont ceux qui manifestent clairement qu’ils rejettent ces valeurs qui sont soupçonnés.
Mais, dans toute une zone intermédiaire, un grand flou règne. Ainsi, on trouve dans une partie de l’opinion une solide complaisance envers la « tenue islamique », pourtant intimement liée à la construction d’une contre-société islamique. Or, la place croissante prise par cette tenue contribue à faire jeter un regard négatif sur l’ensemble des musulmans. Plus on développera un regard de vérité sur le monde de l’islam, plus on admettra qu’il est légitime de regarder ses ombres en même temps que ses lumières, plus on pourra clarifier, en pensée et en actes, les conditions d’une bonne intégration de l’islam dans le monde occidental."
Lire "Philippe d’Iribarne : « La crainte d’être accusé d’‘‘islamophobie’’ paralyse l’action »".
Voir aussi toute la rubrique Attaque de la préfecture de police de Paris (3 oct. 19) (note du CLR).
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