Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 24 décembre 2014
"Alors que les crèches mettent — virtuellement — le feu aux mairies et bâtiments publics, Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République, appelle dans une lettre ouverte les citoyens d’Alsace-Moselle à une « nouvelle nuit du 4 août » (1). L’occasion de revenir avec lui sur une laïcité de plus en plus malmenée.
Charlie Hebdo : Vous appelez à une nouvelle nuit du 4 août. Quels privilèges voulez-vous abolir ?
Patrick Kessel : En cette période de voeux, je fais le voeu d’une France conforme à sa Constitution : sociale, indivisible, laïque. Cela implique que les lois de la République s’appliquent également aux territoires d’Alsace et de Moselle, qui ont, depuis 1919, un statut qui était à l’origine dérogatoire et transitoire, et qui fait que, dans ces régions, les prêtres, les pasteurs et les rabbins sont financés par l’État, et que l’enseignement religieux est obligatoire dans les écoles publiques. Ce ne sont pas les privilèges des citoyens, mais de quelques cultes, puisque les musulmans, les bouddhistes, les agnostiques, les athées en sont exclus. C’est à cela que j’appelle nos citoyens d’Alsace et de Moselle : qu’ils demandent à leurs élus de procéder à une nuit du 4 août, et de se rattacher aux lois de la République. [...]
Sauf que, actuellement, le thème de la laïcité n’est pas politiquement très porteur…
Rouvrir aujourd’hui le débat du concordat, bien sûr, ce n’est pas politiquement correct. Nous sommes dans une période où on a plutôt tendance à mettre la cendre sous le tapis, au risque que la cendre mette demain le feu à la moquette. Surtout pas de vagues, pas de bruit. Mais si on ne pose pas les problèmes quand on peut le faire en termes pacifiques, demain, ils se poseront autrement… Et la question du concordat est liée à la question de la montée des communautarismes. Comment peut-on défendre l’égalité et céder au communautarisme, qui multiplie les revendications différenciées, en fonction des appartenances culturelles, ethniques, d’origines ? Aujourd’hui, la thématique républicaine est en partie abandonnée, y compris par certaines élites de gauche, qui considèrent qu’il faut mettre en avant les différences culturelles. Les différences, oui, mais pas les différences de droits. Et j’ajoute, pour montrer combien cette question ne concerne pas seulement les Alsaciens et les Mosellans, que plus on nourrit le communautarisme, plus on nourrit le Front national. C’est un moteur à deux temps. Le FN n’est pas laïc, il défend un communautarisme blanc, catholique, apostolique et romain. Et nous ne pouvons pas laisser face à face ces communautarismes, avec ce que cela implique de conflits, de montée du racisme et de l’antisémitisme. Si on flatte l’enfermement dans des ghettos, alors il ne faut pas s’étonner que les ghettos s’affrontent.
Il faut aussi faire face à une offensive des autorités religieuses. Récemment, lors de sa visite à Strasbourg, le pape est intervenu à la tribune du Parlement européen…
Oui. Et le vice-président du Parlement, M. Schultz, élu social-démocrate allemand, s’est félicité de l’expression d’une spiritualité dont la politique ferait actuellement défaut… Je m’étonne de la fragilité de la mémoire de M. Schultz, quand on sait la campagne qui a été menée et que continue de mener le Vatican contre l’IVG, quand on se rappelle la mobilisation récente de tous les cléricalismes et de l’extrême droite contre le mariage pour tous et l’homosexualité, contre les expériences sur les cellules souches et, ces jours-ci encore, contre le droit à mourir dans la dignité… On peut se demander si c’est la place d’un chef religieux de s’exprimer du haut d’une tribune européenne, au nom d’une partie de la population qui se revendique d’une foi, alors que le Parlement européen est là pour représenter le peuple, tout le peuple. On voit bien que ce n’est pas un problème de foi : il s’agit de peser sur les consciences, sur l’organisation politique des sociétés. Il y a toujours cette prétention des religions à se confondre avec le pouvoir politique et à dire aux femmes et aux hommes ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. N’oublions pas que ce que nous reprochons aujourd’hui en certaines terres d’islam, c’était la vie quotidienne des femmes dans nos sociétés sous la férule de l’Église il y a quelques siècles. [...]
Comment expliquez-vous l’abandon de la gauche sur ces questions ?
Cela tient à l’évolution sociologique et économique de la gauche ces trente dernières années, sans aucun doute. Et aussi probablement à une idéologie de la société multiculturelle, qui, a priori, est sympathique : s’il s’agit de dire on s’aime tous, on partage nos cuisines, nos musiques, nos histoires, nos façons de faire l’amour, formidable… Moi, j’appellerais plutôt ça une société de fraternité. Mais s’il s’agit au contraire de considérer que la société multiculturelle, ce sont des ghettos où chacun, en fonction de ses origines, aurait des droits différents, alors c’est plus proche de ce que défendaient autrefois l’extrême droite comme le GRECE. Je pense que la gauche s’est pris les pieds dans la carpette, probablement dans un souci louable de se préoccuper des peuples issus du Sud et en pensant que, parce qu’on était originaire d’un pays du Maghreb ou d’Afrique noire, on était différent et que la République devait s’adapter à ces différences. C’est une énorme connerie. Il faut respecter les cultures, mais les cultures ne peuvent vivre que si elles s’intègrent à des principes communs, qui sont les principes de la République. On nous dit parfois, y compris à gauche, que ces principes ne sont pas universalistes… Mais si on dit que la liberté, l’égalité, la fraternité ne sont pas universalistes, on jette la philosophie des Lumières à la poubelle, et on n’a plus rien en magasin. Il n’y aura plus demain que l’idéologie d’extrême droite. Il faut cesser cette confusion, très bien illustrée par ce récent rapport de Mme Benbassa, sénatrice, qui propose des statistiques ethniques, l’enseignement religieux dans les écoles, ainsi qu’un certain nombre d’autres dispositions qu’on avait déjà vues dans un autre rapport, il y a deux ans, produit par la fondation Terra Nova, et qui proposait une République à géométrie variable, avec par exemple une citoyenneté musulmane… Il faut qu’on arrête cette plaisanterie ! Intégrer, ça se fait dans l’égalité, pas dans la différence. Il faut aujourd’hui retrouver un discours de la citoyenneté, de la nation, du vivre ensemble. Tant que la gauche ne retrouvera pas une position claire sur ce sujet, d’ouverture, de fraternité, qui permette de renvoyer le FN dans ses cordes, alors il ne faudra pas s’étonner de voir une gauche aussi faible, aussi fragmentée. C’est aussi l’enjeu de la laïcité aujourd’hui.
Le problème, c’est que cette confusion, on la trouve aussi chez les penseurs et chez les chercheurs. Il y a par exemple ce livre des sociologues Stéphanie Hennette- Vauchez et Vincent Valentin, sur l’affaire Baby Loup, dénonçant une « nouvelle laïcité », qui selon eux mettrait en danger les valeurs de la République.
Chaque fois qu’on ajoute un qualificatif à un mot, c’est toujours pour lui retirer du sens. On l’a vu avec la laïcité « positive ». Il ne s’agit pas d’interdire à quelqu’un de pratiquer comme il le souhaite sa religion, mais que dirait-on demain si les naturistes réclamaient que les mères accompagnatrices ou les pères accompagnateurs puissent aller tout nus chercher les enfants ? Vivre en société, ce n’est pas tout autoriser, et il est normal qu’il y ait des interdits. Le vivre ensemble, ce n’est pas « je fais ce que je veux », c’est « je vis avec les autres, dans l’écoute et la tolérance », donc je ne peux pas exprimer totalement tout ce que je veux, n’importe où et n’importe comment. La laïcité, c’est ça. Ce n’est pas une loi d’interdits, c’est une loi de séparation. Il y a des lieux pour chaque chose. On ne fait pas l’amour dans la rue, on ne fait pas un certain nombre de choses publiquement, on peut le regretter, mais la loi est ainsi faite qui nous permet de vivre ensemble. Ceux qui aujourd’hui renvoient au communautarisme ne se rendent pas compte qu’ils contribuent à fragmenter la nation, à diffuser des peurs, à renvoyer des gens à leurs ghettos régionalistes, ethniques, linguistiques… Et je crains que cela ne soit en train de nourrir un désir d’autorité qui devienne demain un désir d’ordre… Défendre aujourd’hui la laïcité, ce n’est pas défendre une opinion parmi d’autres. La laïcité, ce n’est pas une opinion, c’est celle qui permet le libre exercice de toutes. Si aujourd’hui on ne se mobilise pas pour ça, alors nous risquons d’affaiblir sérieusement la démocratie.
Que pensez-vous de la polémique sur l’interdiction des crèches de Noël dans les mairies ?
[...] comment voulez-vous expliquer à des jeunes filles qu’on ne porte pas le voile à l’école publique, quand elles vous répondent : oui, mais il y a bien des crèches dans les mairies ? Et il y a même parfois des crucifix dans les salles de classe des écoles privées où l’on fait passer le bac… Pour le respect de tous les citoyens, il est inacceptable qu’il y ait des symboles religieux comme la crèche dans les mairies. En revanche, il n’est pas interdit, si on veut y mettre des symboles de la fête de Noël, de mettre des sapins. Mais quand on dit ça, on est traité de sectaire ou, je l’ai même entendu, d’intégriste. On emploie le même mot pour désigner des laïcs qui demandent l’application de la loi et pour désigner ceux qui agissent comme on le sait en Syrie, en Irak, en Afghanistan… [...]
Propos recueillis par Gérard Biard
1. laicite-republique.org [1]"
[1] Lire Concordat : pour une nouvelle nuit du 4 août (22 déc. 14) (note du CLR).
Comité Laïcité République
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