Humanisme (GODF)

Humanisme Ph. Foussier : "La lente déconstruction de la citoyenneté républicaine" (Humanisme, n°312, août 16)

5 octobre 2016

"Si le sentiment d’appartenance à une même nation a connu depuis quelques décennies un recul impressionnant, il ne relève pas seulement de la progression des revendications religieuses ou ethniques. Ces dernières se sont, bien plutôt, adossées à une longue série de dispositions, de positions, de préconisations et d’évolutions qui ont accompagné la lente déconstruction de la citoyenneté républicaine. Celle-ci s’est amplifiée depuis une vingtaine d’années mais elle correspond à une remise en cause aux multiples sources idéologiques de l’universalisme et des principes dont il est porteur.

La notion d’appartenance à une même nation, à une même communauté de destin si on veut retenir une formulation plus distanciée de la nationalité, ne doit pas être glorifiée ou renvoyée à un hypothétique âge d’or où elle aurait été atteinte ou même approchée. S’il en était besoin, la persistance des inégalités sociales et les antagonismes qu’elles génèrent demeureraient un puissant élément de mise à distance de ce louable objectif. La République idéale n’a jamais existé et n’existera probablement jamais. Toutefois, à partir de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le principe selon lequel « tous les hommes naissent libres et égaux en droit » a posé la nécessité de ne plus définir l’existence de chacun selon sa naissance ou son essence. La société d’ordres avait vécu. Ce principe, destiné à tous les hommes au-delà même des frontières nationales dans lesquelles il a été conçu, a connu, on le sait, une extension théorique à l’ensemble de l’humanité grâce à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Le principe d’universalité des droits a été contesté dès qu’il a été postulé par les tenants de l’ordre ancien, en France. Mais les anti-Lumières dans l’ordre politique, comme les anti-modernes, dans celui plus général de la culture et de la littérature, ont pris corps dans l’ensemble de l’Europe. Cette contestation s’est incarnée dans les courants se revendiquant de la tradition, qu’on pourra résumer à une riposte proprement « réactionnaire » face à la conception nouvelle héritée de la Révolution française et plus généralement des Lumières. Au XIXe siècle, héritage d’un autre versant du champ politique, le marxisme est aussi venu apporter sa contribution au débat en distinguant les « droits formels » des « droits réels ». [...]

Le « moment » 1948, inscrit dans un contexte de l’après-guerre, a ensuite entériné le principe d’égalité des droits valable pour toute l’Humanité. Il est vrai que le nazisme vaincu par les puissances alliées puisait sa source au cœur d’une tradition réactionnaire postulant l’inégalité entre les hommes non seulement comme une réalité mais tout autant comme une nécessité sociale. L’expansion du « socialisme réel » dès la fin des années 40 avec la puissance prise par l’Union soviétique à travers ses nombreux pays frères puis le mouvement de décolonisation et par conséquent de remise en question de la colonisation ont contribué à faire considérer le principe d’égalité des droits comme la spécificité d’une Europe blanche, occidentale, chrétienne mais massivement sécularisée, héritière de l’individualisme des Lumières. Cet héritage a donc subi des remises en cause qui ne venaient plus, comme à la fin du XIXe siècle, que des milieux « réactionnaires ». En contestant l’héritage des Lumières, on a toutefois malmené aussi son contenu et notamment l’un de ses principes centraux, l’universalisme, l’idée selon laquelle tous les hommes, quels que soient leurs origines, la couleur de leur peau, leur culture, leur ethnie, devaient vivre sous l’empire de l’égalité des droits.

Les Anti-Lumières "progressistes"

Il faudrait y consacrer des développements plus étayés, mais il est impossible de ne pas évoquer au moins rapidement le rôle qu’ont joué plusieurs courants français de pensée dans la contestation de l’héritage des Lumières à travers la remise en cause de la notion de progrès, de celle d’humanisme, de celle d’universalisme. Leur caractéristique est d’être principalement venue d’une gauche intellectuelle ou réputée telle. S’il a bien sûr été utile à la démonstration que l’héritage de la Révolution française soit d’abord contesté par des historiens qui, autour de François Furet, allaient sereinement chercher leur inspiration chez le monarchiste Augustin Cochin, il y eut aussi une école de pensée qui a prospéré autour du combat antitotalitaire, les « nouveaux philosophes » n’hésitant pas à établir une filiation plus ou moins directe entre les Lumières et les totalitarismes du XXe siècle.

Dans un registre un peu différent, les courants de la post-modernité, représentés par Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, Jacques Derrida ou Michel Foucault, entre autres, se sont aussi inscrits dans une volonté de postuler la mort de la modernité héritée des Lumières, et pour s’en réjouir. Une école sociologique s’est également retrouvée dans cette célébration de la remise en cause de l’universalisme des Lumières, qui s’est ainsi félicitée de la floraison de revendications fondées sur des communautés d’appartenance. D’Edgar Morin à Alain Touraine en passant par Pierre Rosanvallon, c’est à qui se réjouit le plus depuis quelques décennies de la mise à mal de la démocratie représentative et de la floraison des « identités », qu’elles soient régionales, sexuelles, ethniques ou religieuses. Dès lors que des courants qui n’étaient pas identifiés, loin de là, aux anti-Lumières caricaturaux issus des milieux réactionnaires légitimaient par leur autorité morale et intellectuelle et par leur position dans l’université ou les medias la remise en cause ou le dépassement de la modernité humaniste et universaliste, de larges fractions de la gauche politique et intellectuelle allaient pouvoir asseoir de nouvelles conceptions de l’action publique tournant le dos à l’héritage des Lumières, qui avait pourtant constitué le socle théorique des « progressistes » depuis deux siècles.

L’avènement de la gauche au pouvoir à l’orée des années 1980 allait enclencher une série de mesures qui, par la suite, furent loin d’être son apanage, la droite la plagiant voire la surpassant à l’occasion. Tout ce qui allait contribuer à fragmenter la société, à rompre avec une conception républicaine de la citoyenneté, qui ne reconnait que des individus libres et égaux en droit, allait irriguer la pensée et l’action publique dans de multiples domaines. S’il est vrai que la plupart de ces dispositions sont issues du modèle multiculturaliste anglo-saxon, pour qui la citoyenneté est conçue comme d’abord fondée sur l’appartenance à une « communauté », cette évolution n’aurait pas été possible sans qu’une caution proprement française ne vienne en valider la pertinence théorique.

Et ce fut d’abord par la propagation foudroyante du terme de « communauté », légitimé par les acteurs publics nationaux et locaux et puissamment relayé par les médias, que cette évolution fut avant tout possible. Car à partir du moment où cette « bataille » sémantique est remportée, alors l’essentiel du combat est gagné. On ne s’adresse plus à des individus indépendamment de leur éventuelle appartenance à un « groupe » ethnique, religieux, régional mais au contraire à un membre d’un groupe. Ce qui entraine au demeurant de façon presque mécanique le déclenchement ou l’amplification du clientélisme électoral selon des critères d’appartenance supposés ou réels, cette fameuse assignation identitaire qui, invariablement, se retourne contre ceux qu’elle était censée flatter en niant leur individualité propre. Cette évolution conceptuelle et lexicale s’est aussi produite dans un environnement caractérisé par un puissant retour du religieux, y compris dans ses formes les plus extrémistes ou intégristes. Pour s’en convaincre, on se reportera s’il en était besoin à la consultation de la presse d’il y a seulement trente ans pour constater comment la question religieuse a proprement envahi les débats publics et la vie sociale et intellectuelle. Dans une société française où les non-croyants sont très majoritaires, dans un pays qui est bien placé pour savoir ce que sont les guerres de religion et ce à quoi conduit le fanatisme, cette donnée ne peut être réduite à une évolution conjoncturelle sans conséquence dont il faudrait s’accommoder plus ou moins durablement, tant elle est potentiellement porteuse des conflits ou à tout le moins des tensions que charrient avec elles la plupart des religions monothéistes.

Parité, citoyenneté et biologie

Quelle que soit l’appréciation qu’on porte quant à cette disposition législative puis constitutionnelle, la parité a constitué une étape juridique importante sur la voie de la fin d’une conception universaliste de la citoyenneté. Au nom de bonnes intentions – corriger l’inégalité de traitement faite aux femmes dans l’exercice du pouvoir – on a sans aucun doute sous-estimé ce qu’entrainait symboliquement l’introduction de distinctions biologiques dans l’ordre du politique. Pour reprendre l’analyse de la sociologue Dominique Schnapper, « l’arrachement à la détermination biologique est au principe de la citoyenneté et doit le rester, faute de quoi nous ne "ferons plus société" républicaine ».

Et c’est en effet dans la foulée de ce débat que la question de la « diversité » autour de la notion de « discrimination positive » et du concept d’équité destiné à se substituer au principe d’égalité a connu une grande vigueur dans l’hexagone. Et pour déterminer comment agir efficacement en discriminant positivement, comme cela se pratiquait massivement aux Etats-Unis d’Amérique, il faut se doter d’outils propres à « mesurer » les origines, d’où le recours aux statistiques ethniques. On trouve des partisans de ces pratiques tant à gauche qu’à droite de l’échiquier politique. Mais c’est le président de la République Nicolas Sarkozy qui est allé le plus loin dans la volonté de modifier les principes mêmes de la citoyenneté lorsqu’il a exprimé le souhait que la « diversité » remplace l’égalité dans le préambule de la Constitution. Voyant se multiplier les réserves et les oppositions, il avait alors nommé une Commission présidée par Simone Veil qui, en décembre 2008, avait rendu des conclusions très claires. Elles s’opposaient à la transformation constitutionnelle voulue par le chef de l’Etat.

Parallèlement, celui-ci avait nommé un « commissaire à la diversité » en la personne de Yazid Sabeg, un ardent promoteur des statistiques ethniques. En 2004, alors ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy s’était aussi flatté d’avoir nommé un « préfet musulman » dans le Jura en la personne d’Aïssa Dermouche. La question des statistiques ethniques et de la discrimination positive revient de manière sporadique sur le devant de la scène médiatique depuis quelques années. Il est à noter que jamais ses promoteurs ne mentionnent les raisons pour lesquelles les Etats-Unis d’Amérique ont massivement renoncé à ces mesures qui semblent avoir à leurs yeux des vertus quasiment magiques. Sans entrer dans le fond du débat, on pourra toutefois se reporter aux travaux de l’universitaire américain Walter Benn Michaels pour qui « la diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité mais une méthode de gestion de l’inégalité ».

Passée relativement inaperçue, une proposition de loi votée en 2015 par les députés introduit pourtant de façon très claire une lecture communautaire des rapports juridiques. Vieille revendication de mouvements différentialistes et ethnicistes comme le Conseil représentatif des associations noires (Cran), les « class action » permettent de porter plainte en justice de manière collective pour discrimination, bouleversant ainsi une conception juridique fondée sur le droit individuel. Il s’agira pour les groupes de pression communautaristes de faire entrer par la voie juridique la discrimination positive et de faire prévaloir des intérêts de groupes fondés sur des distinctions ethno-raciales. Si elle est adoptée par les sénateurs, on mesurerait rapidement les conséquences de cette loi, soutenue, cela n’est pas étonnant, par la très distinguée fondation Terra Nova qui s’était illustrée en mars 2011 en publiant un rapport prônant rien moins qu’une « citoyenneté musulmane ». S’agissant des actions de groupe - les « class action » -, cette loi permettrait aux plaignants de réclamer des « réparations ». Il n’est évidemment pas anodin que cette disposition législative fasse suite à une longue série de lois mémorielles qui ont souvent pour corollaire de suggérer que les groupes discriminés, dans l’histoire ou le présent, puissent prétendre à des réparations.

Invoqué sans discernement ni mesure, le « devoir de mémoire » a ainsi depuis une vingtaine d’années été dévoyé par une série de surenchères caractérisées par une concurrence mémorielle souvent indécente. La France, et notamment la République, est ainsi fréquemment invitée à faire repentance et à se flageller de ses actions passées, de l’esclavage à la colonisation, entre autres. Là aussi, cette tendance n’a pu prospérer sans qu’un patient travail de dénigrement de la France n’ait été engagé de longue date. Parmi d’autres, un livre illustre avec éloquence cette volonté de culpabiliser la France et ceux qui l’incarnent humainement. L’idéologie française, de Bernard-Henri Lévy, paru en 1981, postule ainsi une sorte de pétainisme permanent à travers l’histoire de la nation française. Placée de manière répétitive et croissante sur le banc des accusés, la France à travers ses divers régimes est ainsi la cible de groupes communautaires lui enjoignant de présenter de se repentir. On ne reviendra pas sur le fond du dossier, mais la prise de position de Jacques Chirac en juillet 1995 sur les responsabilités de la France dans la collaboration s’inscrit expressément dans cette veine. Il impulsait ainsi un tournant majeur vis-à-vis de la lecture exprimée notamment par Charles de Gaulle et François Mitterrand selon laquelle la République n’avait pas à s’excuser de faits commis par ceux qui, précisément, l’avaient abattue.

On ne peut achever ce bref et probablement incomplet panorama des actes et discours qui ont tendu à la fragmentation de la citoyenneté française depuis une trentaine d’années. Ainsi, sur le plan européen, la question des langues régionales au travers d’une Charte qui reconnait des « groupes » et leur possibilité à revendiquer des droits à ce titre a aussi donné lieu à des débats éclairants. Le Conseil constitutionnel avait eu à se prononcer sur ce point et des gouvernements de gauche successifs se sont employés à faire avancer cette cause, dont on sait qu’elle est portée, au-delà de citoyens de bonne foi, par des groupes militant clairement pour une Europe des ethnies. Parvenir à leurs fins, pour ceux-ci, constituerait à coup sûr une grande victoire à l’encontre d’une France héritière d’un centralisme colbertiste et napoléonien et donc réputée négatrice des droits des « minorités », qu’elles soient ethniques, régionales, religieuses ou sexuelles. L’évolution à moyen terme de la Corse, dirigée depuis les élections régionales de décembre 2015 par des partis nationalistes, sera à n’en point douter un indicateur important de ces tendances.

A travers l’ensemble de ces données, l’enjeu des prochaines années sera bel et bien de déterminer si notre société est toujours attachée à l’universalisme ou si elle continue à s’orienter vers un modèle différentialiste. On peut adresser à l’universalisme tous les griefs qu’il mérite parfois en raison notamment de son « abstraction ». Mais y renoncer, c’est à coup sûr en finir avec le principe essentiel de l’égalité de tous les citoyens, quelles que soient leur origine biologique ou ethnique et leur particularité religieuse ou régionale. Bien plutôt, c’est en s’adossant au principe d’égalité des droits qu‘il conviendrait de repenser ou de réactiver les modalités de l’action publique, plutôt que de le détruire."



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