Pierre-André Taguieff, philosophe et historien des idées, auteur de "Des putes et des hommes" (Ring). 23 mai 2016
Que vous inspire l’affaire Baupin qui relance la question du sexisme dans notre société ?
Pierre-André Taguieff – Tout d’abord que Tartuffe est à gauche : après Cahuzac l’inflexible intègre pris la main dans le sac, on tombe sur Baupin le « féministe » aux mains baladeuses. Ensuite qu’un certain journalisme dit d’investigation s’est spécialisé dans la dénonciation et l’appel à la délation au nom de la vertu et de la transparence. Le mouvement de purification enclenché prend l’allure d’un vaste règlement de comptes, voire d’une chasse aux sorcières. Enfin que la lutte pour le pouvoir interfère de plus en plus avec la lutte des sexes. Quoi qu’il ait pu faire, Baudin est un coupable idéal : un homme blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans et exerçant de hautes responsabilités politiques. On comprend qu’il puisse faire de l’ombre à ses concurrentes au sein de son parti, qui peuvent désormais se présenter comme des victimes de la « domination masculine ». La politisation de la compétition entre les sexes, initiée par certains milieux féministes, se nourrit de passions négatives : envie, jalousie, ressentiment, esprit de vengeance, etc. Et s’enrobe de thèmes victimaires. Nous y sommes plongés.
L’affaire Baupin, avec son parfum de misandrie, est un symptôme social qu’on peut rapprocher du récent vote de la loi pénalisant les clients des prostituées. Cette loi relève de la pensée magique : croire que la prostitution disparaîtra si l’on intimide ou dissuade les clients. L’incohérence est flagrante : la loi revient à légaliser l’offre (le racolage) tout en punissant la demande. Comme si, pour les nouveaux bien-pensants, il fallait compenser la décriminalisation des prostituées par la criminalisation des clients. Ceux-ci sont érigés en coupables tandis que celles-là tendent à être réduites à des victimes plus ou moins infantilisées, après avoir longtemps été traitées comme des délinquantes. Les « femmes de mauvaise vie » ne sont devenues récemment respectables qu’en étant jugées irresponsables, ce qui les voue à être rééduquées ou « responsabilisées », au même titre que leurs clients. En un mot : tous coupables, toutes victimes.
L’adoption de ce projet de loi n’est qu’une pitoyable parade morale d’acteurs politiques désireux de se donner bonne conscience à peu de frais. Ses effets négatifs sont prévisibles : précarisation et mise en danger des prostituées, risques sanitaires accrus, multiplication des réseaux clandestins, etc. Mais surtout, on ne voit pas comment les services de police, dans un contexte où la priorité est d’affronter la menace terroriste, vont pouvoir s’adonner sérieusement à la chasse aux clients ! Cette loi est simplement inapplicable.
Pourquoi cette focalisation sur le client ?
Ce n’est là qu’un indice, parmi beaucoup d’autres, de l’existence d’une vague androphobe provoquée par un féminisme dévoyé, que j’appelle le néo-féminisme, pour qui la « domination masculine » et le « patriarcat » expliquent la plupart des malheurs du monde. Ce néoféminisme gauchiste, qui classe tous les humains en dominants et dominées, coupables (hommes) et victimes (femmes), alimente la guerre des sexes et désigne clairement l’ennemi : l’homme, le mâle humain supposé violent, dominateur, exploiteur et violeur potentiel.Nous sommes ici confrontés à une variante contemporaine de la chasse aux sorcières, fondée sur le grand renversement de la misogynie en philogynie. Disons d’une chasse aux sorciers.
La vision négative de la masculinité s’est jumelée avec une vision positive de l’homosexualité, laquelle a dérivé vers une perception négative de l’hétérosexualité, processus analogue à celui qui a fait passer de la lutte légitime contre le racisme négrophobe au contre-racisme leucophobe (le racisme anti-Blancs). Sous la pression néo-féministe, une partie de l’opinion est passée du rejet de l’homophobie au rejet des hétéros. La nouvelle figure répulsive est l’homme blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans, auquel ne s’applique pas la présomption d’innocence.
Le racisme anti-Blancs entre ainsi en synthèse avec le jeunisme, la gérontophobie et la misandrie. Entendons-nous : l’androphobie est une crainte doublée de haine envers les hommes, la misandrie une haine doublée de crainte et empoisonnée par l’esprit de revanche ou de vengeance. J’y vois le surgissement d’un « second sexisme » ou d’un « néo-sexisme » (le premier étant la misogynie), qui consiste à dénoncer l’homme comme un danger pour le genre humain. Il y a là un stéréotype négatif qu’il faut combattre comme tous les autres. Mais, justement, il n’est pas combattu par les tenants du vertuisme officiel. Il est ignoré ou nié. La lutte contre la misandrie n’est pas entrée au Panthéon des « bonnes causes ».
Quelle est l’idéologie des néoféministes ?
L’objectif premier du catéchisme néoféministe est la destruction du « patriarcat », ce qui suppose qu’il existe. Pensée futile à l’époque de l’individualisme égalitaire triomphant : la société androcentrée a désormais le même statut de forme historiquement morte que la monarchie de droit divin. Le néo-féminisme se distingue autant du féminisme classique qui luttait vaillamment pour la libération ou l’émancipation des femmes que des associations militantes se donnant pour objectif, parfaitement légitime, de réaliser « l’égalité femmes-hommes », laquelle tend à se réduire modestement à l’égalité salariale.
C’est autour du libre consentement qu’a lieu le grand affrontement entre les partisans d’un néoféminisme sectaire, puritain et androphobe, d’origine anglo-saxonne et scandinave, et leurs adversaires, qui savent qu’en France on ne peut réduire les activités prostitutionnelles au modèle de la traite. Les abolitionnistes en viennent toujours à mettre en question le principe du libre consentement, donc à accuser les prostituées de mentir ou de s’illusionner lorsqu’elles déclarent qu’elles ne sont soumises ni à un proxénète ni à un réseau mafieux. En paternalistes arrogants, ils prétendent savoir mieux que les prostituées ce qui est bon pour elles. Ils sombrent dans l’utopisme : ils rêvent d’un monde sans prostitution, comme d’autres utopistes rêvent d’une société sans classes ou d’un monde sans conflits. On a de bonnes raisons de se méfier de ceux qui veulent purifier les mœurs à tout prix.
Diriez-vous que le sexisme en France est un mythe ?
L’antisexisme est une réalité, alors que le sexisme classique est en voie de disparition, sauf dans certains milieux issus de l’immigration, qui fonctionnent comme des conservatoires de l’abaissement et de l’asservissement des femmes. Le sexisme violent et la prostitution forcée sont désormais, pour l’essentiel, des pratiques importées en France. Les réseaux de traite des femmes immigrées ont su profiter de l’ouverture des frontières. Le paradoxe est que l’antisexisme s’est institutionnalisé et radicalisé en France au moment où le sexisme (misogyne), consensuellement condamné, n’existait plus qu’à l’état de survivances. La chasse aux derniers vestiges du premier sexisme est aussi vaine et frénétique que la chasse aux figures résiduelles du fascisme depuis 1945. L’antifascisme sans fascisme coexiste désormais avec un antisexisme sans sexisme autre que résiduel.
Quelles sont les conséquences de cet état de fait ?
Pour les adeptes d’un sociologisme primaire d’extrême gauche, les explications de comportements criminels des supposés « dominés » doivent constituer des accusations visant les « dominants ». C’est ainsi que le terrorisme jihadiste est présenté comme une conséquence de l’« islamophobie » attribuée aux « dominants », lesquels sont nécessairement « blancs », chrétiens, juifs ou athées. De la même manière, les violences sexuelles commises par des immigrés musulmans s’expliqueraient par la misère sexuelle de ces derniers, dont les seuls responsables seraient les sociétés « blanches » qui, intrinsèquement « racistes », sont censées les stigmatiser, les exclure, les ségréguer et les discriminer.
L’affaire des agressions sexuelles de Cologne permet de mettre en lumière les récentes métamorphoses du néo-féminisme gauchiste et la banalisation de ce racisme culturel émergent qu’est le racisme anti-Blancs, alimenté par la mauvaise conscience des Européens qui se dénigrent eux-mêmes en tant qu’ex-colonisateurs, impérialistes ou racistes. Antiracistes avant tout, les néo-féministes n’oublient leur antisexisme frénétique que dans un seul type de situation : lorsqu’elles perçoivent un risque de « stigmatisation » des immigrés de culture musulmane, incarnant à leurs yeux le type de la victime maximale.
Conformément à la nouvelle vulgate antiraciste, elles postulent que l’« islamophobie » est le seul « racisme » réellement existant aujourd’hui, et le seul à être inconditionnellement condamnable. Au sanglot de l’homme blanc s’ajoute ainsi celui de la féministe blanche, qui cherche à se faire pardonner d’être telle. C’est pourquoi tant d’activistes néo-féministes ont gardé le silence sur les agressions sexuelles commises, dans la nuit du 31 décembre 2015 à Cologne (et dans d’autres villes européennes), principalement par des immigrés originaires du Maroc et d’Algérie, mais aussi par des « migrants » venus d’Irak ou de Syrie.
La dénonciation du nouveau péché mortel qu’est l’« islamophobie », lorsqu’elle s’inscrit dans la culture de l’excuse, provoque un retournement spectaculaire de l’indignation morale : il consiste à minimiser ces violences sexuelles de masse en raison de l’origine ou de l’identité religieuse des agresseurs, tout en dénonçant les « discriminations » dont ces derniers seraient les victimes ou les « instrumentalisations racistes », par « l’extrême droite », desdites agressions contre des femmes européennes. Triste bilan du néo-féminisme : la misandrie militante n’est suspendue que lorsque les hommes violents ne sont pas d’origine européenne et incarnent le type de l’exclu-victime du fait de leur statut d’immigrés de religion musulmane. Derrière cet antiracisme à sens unique, pro-immigrés, derrière aussi cette étrange islamophilie militante, on discerne la montée d’un racisme anti-Blancs qui ne s’assume pas comme tel.
Lutte contre la prostitution et campagnes antiracistes, même combat ?
La campagne socialiste contre le « système prostitutionnel » relève d’un type de manipulation politique désormais bien rôdé, fondé sur la diabolisation d’un ennemi fictif ou fantasmé. Il s’agit d’inventer un ennemi redoutable et d’appeler à une mobilisation contre lui, accompagnée de mesures répressives. Les milieux abolitionnistes militants sont satisfaits, et le gouvernement paraît gouverner en faisant voter une nouvelle loi, parfaitement inutile. On peut parier que l’abolitionnisme d’État sera aussi inefficace que l’antiracisme d’État qui l’a précédé, dont l’objectif principal était de faire disparaître le Front national de la scène politique. Et supposer que ses effets pervers ne seront pas moins nombreux.
L’antiracisme d’État mis en place par la gauche, en banalisant le projet normatif du type « vivre ensemble avec nos différences », a engendré deux grands effets pervers contradictoires : d’une part, le bétonnage des différences, et, d’autre part, l’illusion que le salut de la France est dans le mélange, le métissage (comme mise en commun des différences), la mixité généralisée. Il a ainsi favorisé l’apparition de la société multicommunautariste et multiconflictuelle dans laquelle nous vivons, où les questions politiques et sociales sont ethnicisées ou racialisées. L’islamo-terrorisme s’y développe comme dans son milieu naturel.
Vivons-nous aujourd’hui dans un nouveau totalitarisme ?
Le mot « totalitarisme » est trop fort pour désigner le pitoyable mélange d’impuissance, de faiblesse et de démagogie qui porte le nom de « gouvernement ». La France est prisonnière d’une bureaucratie envahissante, soumise aux groupes de pression et minée par la fragmentation conflictuelle. On pourrait parler d’un totalitarisme tiède, la machine étatique étant réduite à une voiture-balai récupérant les déchets de toutes les utopies modernes. Ce despotisme doucereux à visage vertuiste et « progressiste » se reconnaît avant tout à sa frénésie purificatrice, normative et normalisatrice, dont le principe est un égalitarisme aspiré par un désir d’indifférenciation finale et coloré d’écologisme hygiéniste. Ses idéologues rêvent d’un monde sans classes, sans inégalités, sans conflits, sans frontières, sans différences sexuelles, ethniques ou raciales, sans putes, sans alcool, sans tabac, sans finances, sans sucre, sans gras, sans sel… Et bien sûr sans Finkielkraut.
Sa passion motrice est l’exigence de tout (ce qui est jugé bon) pour tous, impliquant une fuite en avant vers toujours plus d’égalité des conditions ou d’égal accès à tout, sans conditions : du mariage pour tous à la PMA et à la GPA pour tous (des enfants pour tous !), en passant par le revenu universel. La dure réalité qui dérange les rêves est devenue insupportable. La bêtise idéologisée consiste à la nier ou à vouloir la rééduquer. L’horizon dessiné par l’optimisme du canard sans tête est le « bien vieillir ». C’est ainsi que la France chloroformée sort de l’Histoire.
Comment imaginer un avenir désirable dans une France qui tend à se transformer en un immense « Resto du cœur » ? Il ne faut pas désespérer pour autant. La France s’est redressée après bien des débâcles. Ce qui l’a toujours sauvée du désastre, c’est le courage de quelques-uns."
Lire aussi Discrimination anti-homme et anti-blanc (Marianne, 12 oct. 13) (note du CLR).
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