Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chaire « Histoire et sociologie des laïcités » 4 décembre 2012
"La première raison tient à l’évolution de l’Église catholique elle-même et au changement stratégique qu’elle a amorcé au tournant des années 2000 en faisant le choix de la « résistance ». Alors que dans les années 1960 et 70, elle s’accommodait assez bien de la modernité, prenait des positions nuancées, bref essayait de se réconcilier avec le monde, son discours – comme celui des autres religions d’ailleurs – est marqué depuis par la réaffirmation identitaire. ‘Le monde va mal, il peut guérir à condition qu’il se replace dans l’ordre des significations chrétiennes’. Même si les valeurs sont proposées, elles sont affirmées avec force, parfois sous la forme de « principes non-négociables ».
Cette offensive tient-elle donc aussi au type de valeurs proposées ?
De fait, parmi celles-ci, beaucoup concernent la sphère privée (la famille, la différence des sexes, l’avortement, l’euthanasie…) Or, si la société, malgré sa sécularisation, est longtemps restée marquée par la culture catholique, la culture dominante en est aujourd’hui largement dissociée. Les leaders politiques, même de gauche, dans les années 1960 ne pouvaient pas imaginer que le mariage pourrait sortir un jour de la représentation que nous en a léguée le christianisme.
La société pour une part revendique de sortir de ce modèle qu’elle estime hérité de la tradition catholique et le vit comme une nouvelle victoire de la laïcité. On rejoue 1905 mais sur un autre terrain. On le voit d’ailleurs aussi dans la production artistique, avec un art de la dérision qui n’est pas anticlérical au sens traditionnel, mais qui s’oppose plutôt aux normes faisant obstacle à la pleine souveraineté de l’individu.
Finalement, nos sociétés se divisent bien plus sur le terrain culturel qu’économique. Tout le monde est d’accord sur la sécurité sociale, les 35 heures. En revanche, certains veulent une subjectivité sans limite quand d’autres affirment qu’il existe des normes supérieures, comme la dignité de la personne, la loi naturelle etc. D’où par exemple les déclarations du cardinal Philippe Barbarin affirmant que certaines décisions ne relèvent pas d’un Parlement. Ce faisant, il ne représente pas seulement l’Église mais tous ceux qui jugent qu’on va trop loin. En face, d’autres demandent pourquoi, s’ils ne portent pas atteinte aux droits de leurs semblables, ils ne pourraient pas mener la vie qu’ils souhaitent… Plus qu’une vague d’anticléricalisme, ce conflit-là risque de perdurer.
Peut-on parler d’une différence entre droite et gauche face à l’Église catholique ?
La gauche est ambivalente sur ce point. Elle n’hésite pas à utiliser le christianisme à deux niveaux, on l’a vu sous François Mitterrand notamment : sur le plan patrimonial lorsqu’elle tente de reconstituer le lien social autour d’une mémoire partagée (« la France, c’est la Révolution mais c’est aussi Clovis »). En témoigne par exemple le soutien à la rénovation du Collège des Bernardins à Paris. Sur le plan social aussi, la gauche passe volontiers alliance avec l’Église dès lors que celle-ci vient combler les failles de l’État providence. Il ne me semble pas que ce discours ait disparu. Seulement, Nicolas Sarkozy en a beaucoup rajouté sur ces deux terrains ces dernières années, obligeant la gauche à se raidir pour se démarquer de lui.
Surtout, la gauche n’a pas le même projet culturel que la droite. Autant, sous Giscard, certaines franges de la droite pouvaient promouvoir des législations plus libérales ou subjectivistes, autant aujourd’hui gauche et droite s’opposent sur ces questions culturelles, morales.
En même temps, on peut aussi entendre dans l’appel lancé par Cécile Duflot, la ministre du logement, une attente vis-à-vis de l’Église, celle d’organiser la société, d’en rester un élément structurant…
L’Église catholique est-elle davantage visée que les autres religions ?
Oui, quand même, pour trois raisons essentielles. Une raison historique d’abord qui tient au reliquat d’anticléricalisme dans lequel a baigné une partie de l’opinion mobilisée aujourd’hui, et qui se reconstruit aujourd’hui justement autour de la revendication de plus de subjectivisme, dans la volonté d’en finir avec ce « régime catholique » qui imprègne encore de larges pans de notre droit.
Une deuxième raison reste la visibilité de l’Église : même si elle a perdu des forces, elle quadrille bien le territoire, sa hiérarchie est repérable et bien repérée dans les médias, sa puissance internationale est symbolisée par le pape… Objectivement, les catholiques sont beaucoup plus nombreux que les juifs, les protestants. Quant aux musulmans, ils sont nombreux, mais ils manquent d’une élite, d’une aristocratie pour les représenter.
Enfin et surtout, l’Église a un discours construit sur ce subjectivisme, et sans réelle contestation interne, contrairement à ce qui se passe à l’intérieur du monde protestant par exemple, marqué par un fort pluralisme. Le discours des musulmans, lui, est peu construit. Quant à celui des juifs, il est porté avec force par la figure du grand rabbin Bernheim. Mais il est vrai qu’ils sont moins attaqués : ils constituent un territoire à ne pas toucher, sans doute en référence à la Shoah. Et puis, ils sont très peu nombreux. Pour toutes ces raisons, lorsqu’elle veut s’engager dans un projet davantage libéral, la société concentre ses attaques contre l’Église catholique."
Lire Philippe Portier : « On rejoue 1905 mais sur un autre terrain ».
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales