26 septembre 2013
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Le journaliste Claude Askolovitch publie Nos mal-aimés, un livre de combat en faveur des musulmans de France. Ancienne présidente de la Halde, Jeannette Bougrab s’oppose radicalement à ses prises de position. Interview croisée.
Votre livre, Nos mal-aimés, est à la fois une ardente défense des musulmans de France, de leurs croyances, de leurs pratiques cultuelles, et une violente diatribe dirigée contre ce que vous appelez avec ironie « la belle exception française », qui n’est autre que la République. Est-ce que vous pourriez vous expliquer sur votre volonté d’en découdre avec ce que vous nommez par ailleurs « l’identitarisme républicain » ?
Claude Askolovitch : Ce n’est surtout pas à la République que je m’en prends, mais à ce qu’on en fait. Je suis plus républicain que les idéologues qui veulent interdire d’université des jeunes femmes qui portent un foulard sur la tête. J’ai grandi avec la phrase de Péguy : « C’est embêtant, se dit Dieu, quand il n’y aura plus ces Français, il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne pour les comprendre. » L’exception française peut être magnifique ou odieuse. Quand elle devient, par un enchevêtrement de lois et de discours, l’interdiction sociale et le harcèlement moral de dizaines de milliers de nos concitoyens, parce qu’ils sont musulmans et croyants, pratiquants et engagés, c’est odieux et absurde.
Quand 80 % des Français se disent hostiles aux musulmans, c’est catastrophique, pour la France. La société française a changé, et l’islam en fait partie. C’est très compliqué parfois, très dur, mais c’est ce que nous sommes, et ce que nos élites - Jeannette Bougrab en fait partie - s’obstinent à nier, à combattre ou à diaboliser. Pour ce livre, j’ai rencontré ces musulmans dont on parle tout le temps mais à qui on ne parle jamais. J’ai essayé de raconter la France, telle qu’elle devient.
Jeannette Bougrab, vous avez publié récemment, chez le même éditeur, un livre offensif, Ma République se meurt, dans lequel vous dénoncez a contrario la lâcheté de certains représentants de la République face à l’intégrisme diffus. On imagine que vous ne vous êtes pas reconnue parmi les nombreux portraits de musulmans, convertis ou pas, qui étayent le livre de Claude Askolovitch...
Jeannette Bougrab : Nous sommes aux antipodes. Etant d’origine arabe et de culture musulmane bien que née en France, je suis une femme issue de l’immigration algérienne, mes parents ont reçu en héritage bien entendu, et moi aussi, une part de cette culture. J’ai donc grandi dans cet univers. Inutile de préciser que je ne me suis pas reconnue dans le livre de Claude Askolovitch ! Surtout en ce qui concerne la réassignation à résidence religieuse qui s’y dessine. Je ne la comprends pas. Dans les années 80, et encore aujourd’hui, il m’est arrivé d’être aux prises avec le racisme, de subir des insultes, telles que « sale Arabe », « sale bicot », mais je n’ai jamais entendu « sale musulman ».
Assimiler l’arabité à l’islam : elle est là, la vraie catastrophe. Je suis choquée quand on dit « les » musulmans, « les » juifs, « les » chrétiens. Ne peut-on admettre que tout cela relève in fine de l’intime ? Je ne partage pas du tout cet exhibitionnisme, qui conduit à définir les citoyens en fonction de leur appartenance religieuse, ou de leurs mœurs. C’est pour moi la négation de la République. [...]
Issue de l’immigration algérienne, je ne peux m’empêcher de penser à la décennie noire en Algérie où 300 000 personnes ont été assassinées par les terroristes islamistes. Je pense à Lounes Matoub, chanteur kabyle, à ces journalistes, ces artistes, à tous ces anonymes tués sur l’autel de l’intégrisme religieux. Des femmes égorgées parce qu’elles refusaient le voile... En France, des filles renoncent à aller à l’école pour conserver un voile. Au Pakistan, une petite fille musulmane, Malala, a bravé la mort pour obtenir le droit d’aller à l’école. La modernité n’est pas là où l’on croit, elle peut surgir sans qu’on s’y attende d’une terre de désolation. Elle s’est présentée au Pakistan sous les traits de cette enfant. [...]
En France, selon la Halde, précisément, la première cause de discrimination à l’emploi, c’est le fait d’être une femme, puis vient l’âge et seulement en troisième les raisons liées à l’origine. Mais lorsque, dans un local de la CGT de PSA Aulnay, on interdit aux femmes d’entrer, cela me pose un problème ! Quand des agents de la RATP refusent de serrer la main des femmes, ce sont des situations intolérables. Avoir été les victimes de discriminations par le passé ne justifie pas qu’on puisse au nom de croyances religieuses rejeter l’autre en raison de son sexe.
Au cœur de votre différend, il y a l’affaire de la crèche Baby Loup. Claude Askolovitch reproche au camp laïc d’avoir construit sur le sujet un récit qui lui est favorable, en décrivant la crèche comme un îlot au milieu d’un quartier islamisé...
J.B. : Cette affaire a été la démonstration que Mme Afif [la salariée de la crèche licenciée parce qu’elle portait le voile] - qui en est la cause - a su appuyer sur le point faible de la République, pour obtenir pathétiquement une rupture conventionnelle, et donc quelques milliers d’euros à la clé. Elle a joué sur la culpabilité postcoloniale. J’ai écrit Ma République se meurt, j’aurais dû dire : elle est morte. Nous ne sommes plus que quelques-uns à défendre cet idéal. Nous avons choisi d’être les enfants d’une République émancipatrice, et nous nous battrons, comme tout citoyen, pour vivre cette liberté. Le pire des destins serait que la République s’effondre dans le communautarisme religieux. La laïcité dans cette République idéalisée n’est pas négociable dans les écoles publiques et le secteur public. La sanctuarisation est une nécessité. Je ne comprends pas les atermoiements de la République.
Derrière le voile de ces jeunes filles se dissimule souvent autre chose que je combats. Par exemple, celles qui refusent de passer des examens parce qu’elles sont seules dans une classe avec un professeur homme. Ceux qui interrompent des examens ainsi pour des raisons cultuelles me révoltent. Ceux qui refusent le contenu de certains enseignements en raison de leurs croyances religieuses me révulsent.
C.A. : Je les désapprouve également, mais des comportements à proscrire ne justifient pas que l’on mette le feu au pays. Quant à Baby Loup, c’est une histoire dans laquelle l’islam et la laïcité n’avaient rien à faire. J’ai un point commun avec Jeannette. Je pense, comme elle, que la crèche avait raison moralement, face à son employée. Mais celle-ci n’a jamais voulu « imposer ses convictions religieuses » à son employeur, ni ne prétendait travailler voilée. Elle voulait être licenciée, en prenant des indemnités transactionnelles, et, n’y parvenant pas, a fait du scandale pour y parvenir, en jouant, notamment, de sa religion. C’est mal !
Mais ce qui est plus dommageable, c’est ce qui a été écrit ensuite, et répété depuis trois ans : que l’employée était l’instrument des islamistes, que le quartier de la Noé était islamisé, capté par les intégristes, que cette ville avait été enlevée par l’islam à la République... Et que celle-ci, pour se défendre, devait donc interdire aux femmes voilées en général d’être des nounous, fût-ce chez elle, à domicile ! Tout était faux dans la narration, pour parvenir à la conclusion, odieuse, toujours la même : pourrir un peu plus la situation, et la vie des musulmanes.
A vous écouter, tout vous sépare ; pourtant, vous vous référez l’un et l’autre à la République ! Que mettez-vous au juste chacun sous ce vocable ?
C.A. : La même chose que vous ! Liberté, égalité, fraternité, l’égalité des chances, la sécurité, une vie en commun. Pour tous. Je n’y mets pas ce qu’on appelle la laïcité depuis quelques années - ce qu’on a fait de ce mot, je veux dire. A savoir, la chasse obsessionnelle à l’apparence musulmane, la montée en épingle, maniaque, du moindre incident - pourquoi faire payer à tous les musulmans, et à toute la société française, le comportement d’un intégriste à la RATP ?
Et cette idée, permanente, qu’il n’y aurait de « bons musulmans français » que ramenés au modèle culturel dominant, donc forcés de mentir sur eux-mêmes, ou d’abjurer ! Vous m’interrogiez sur « l’identitarisme républicain »... C’est justement cette « laïcité ». Dans un monde bouleversé, la France panique, s’égare, écoute des bêtises, pense pouvoir nier l’époque ou remonter le temps. C’est un vertige qui a saisi la France, un trou noir identitaire : nous ne sommes plus nous, c’est insupportable... La « question musulmane », sous toutes ses déclinaisons, est née de ce vertige et de cette peur.
J.B. : Les portraits que vous dressez, avec une naïveté déroutante, des musulmans que vous avez rencontrés n’en sont pas moins de facture communautariste ! Les idées de République et de laïcité ne sont pas propres à la France. Voyez les manifestations contre l’islamisation galopante à Istanbul en juin dernier ; souvenez-vous du pique-nique en Kabylie au moment du ramadan, et voyez encore la lutte des opposants en Tunisie qui postent des photos sur Twitter où ils se montrent buvant de l’alcool. Il existe un décalage entre ce qui se passe en France et cette aspiration à la liberté d’une partie des peuples arabes. Je pense notamment à ce collectif de rappeurs qui s’appelle Maghreb United : ils vivent dans le fantasme ! Tout le monde sait que, de l’autre côté de la Méditerranée, Marocains et Algériens s’ignorent. Et puis, quand j’ai sorti mon livre, j’ai eu quatre mois de protection policière. Vous trouvez ça normal ? [...]"
Lire aussi "Des islamistes ? Non des bisounours !" (E. Conan, M. Szafran, Marianne, 21 sept. 13) (note du CLR).
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