Revue de presse

N. Polony : "Pierre Péan, l’intransigeance des faits" (Marianne, 2 août 19)

Natacha Polony, journaliste, essayiste, directrice de la rédaction de "Marianne", fondatrice de polony.tv 10 août 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"L’un des derniers représentants d’un journalisme du temps long, obstiné à recouper les faits plutôt qu’à relayer les dénonciations, est mort le 25 juillet. "Marianne" doit à Pierre Péan nombre d’enquêtes exclusives.

Pierre Péan est mort et le journalisme ne se porte pas très bien. Ce fouilleur solitaire et obstiné a été salué ces derniers jours par une grande part de la profession pour une vie au service des faits et de leur dévoilement. Des hommages qui doivent lui inspirer ce sourire un peu désabusé qui l’accompagnait si souvent.

Pour le public, Pierre Péan reste celui qui osa décrire dans Une jeunesse française le passé vichyste de François Mitterrand. Un rappel pour les temps oublieux : les révélations essentielles sont celles qui remettent en cause des dogmes, mais ces révélations ne sont intéressantes que lorsqu’elles dessinent, non un monde en noir et blanc, peuplé de demi-dieux et de salauds, mais un monde en demi-teinte, complexe et ambigu.

Et c’est bien ce qui lui valu tant de procès en sorcellerie, tant d’accusations lancées en meute, tant de condamnations offusquées du tribunal médiatique. Il les agaçait tellement, cet empêcheur de tourner en rond qui s’obstinait à révéler, notamment dans Marianne, des documents sur les massacres perpétrés par le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé pendant et après le génocide des Tutsis. Des documents qui interdisaient d’essentialiser victimes et bourreaux pour maintenir un pouvoir de plus en plus dictatorial en rejetant les fautes uniquement sur les Occidentaux en général et la France en particulier. Pierre Péan n’aimait pas les systèmes de pensée. Il leur préférait les faits, surtout lorsqu’ils bousculent les idées reçues, les faits sans jugement péremptoire et sans leçons de morale.

Enquête sur les puissants

Les citoyens français n’ont sans doute plus en mémoire ce qui pourrait apparaître comme une guéguerre interne à cette corporation peu reluisante que sont les journalistes, mais qui fut en réalité le révélateur d’une profonde crise démocratique dont les répliques se font sentir aujourd’hui. Quand Pierre Péan et Philippe Cohen publient en 2003 la Face cachée du Monde, le « journal de référence » impose au pays ses dogmes et ses interdits. Et c’est bien à un pouvoir sans contre-pouvoir que s’attaquent les deux hommes, tant il est vrai que le journal de Hubert Beuve-Méry puis de Jacques Fauvet est devenu, depuis 1994 et sa prise en main par le trio Jean-Marie Colombani, Alain Minc, Edwy Plenel un instrument de contrôle idéologique. Un mélange entre le néolibéralisme forcené des deux premiers, acharnés à soutenir le libre-échange et la dérégulation dans leur version Union européenne ou OMC, et la détestation tout aussi forcenée du troisième pour la République française et ses institutions.

A l’époque, le futur patron de Mediapart trouvait l’Union européenne formidable, au point de traiter de « nationaux-républicains » ceux qui osaient souligner qu’elle était une machine à désindustrialiser et à produire du dumping. Le Monde donnait le la : il fallait applaudir les privatisations, la libre circulation des hommes et des capitaux, affirmer que l’école se portait merveilleusement et que l’insécurité n’était qu’un sentiment. Mais l’enquête de Péan et Cohen portait surtout sur une prise de pouvoir tout sauf démocratique et sur les abus de pouvoir que permettait une position violemment dominante. Par une enquête, une vraie, ils donnaient un grand coup de pied dans la fourmilière, et démontraient que le journalisme ne consiste pas seulement à recevoir des violations de secret de l’instruction et des enregistrements volés. Surtout, ils rappelaient, ce qui serait encore nécessaire aujourd’hui, que le journaliste n’est pas un procureur ayant pour vocation d’accrocher à son tableau de chasse des individus plus ou moins recommandables et à en épargner d’autres en fonction de ses obédiences et de ses amitiés.

"Obstiné dans le vrai"

Le discrédit qui frappe aujourd’hui les médias vient de leur connivence avec les intérêts les plus puissants, mais cette connivence ne se joue pas seulement dans des dîners en ville. Il ne suffit pas pour la combattre de dénoncer quelques-uns et de les abattre. L’incapacité des médias à décrire et analyser les phénomènes économiques qui ruinaient les classes populaires et les classes moyennes, leur propension à mépriser ce peuple, forcément populiste et xénophobe, qui osait se plaindre et contester le progrès néolibéral, tout cela s’est perpétué parce que le contre-pouvoir est devenu le premier pouvoir.

Pierre Péan, « obstiné dans le vrai », comme l’aurait écrit Victor Hugo, a payé le prix de son indépendance. Il a essuyé cette habitude si répandue dans le milieu médiatico-politique qui consiste à délégitimer l’émetteur pour s’éviter de répondre aux informations qu’il divulgue. « Antisémite » quand il révélait les activités de conseil de Bernard Kouchner, « révisionniste » quand il démontrait les abominations du clan Kagamé… Pierre Péan a pourtant creusé le sillon de l’enquête jusqu’à la solitude.

La biographie de Jean-Marie Le Pen qu’il publia en 2012 avec Philippe Cohen leur valut de nouvelles attaques, les plus violentes, parce qu’ils avaient le mauvais goût de s’intéresser aux turpitudes financières du fondateur du FN plutôt que d’en faire un démon politique. Philippe Cohen eut droit à un article dans son propre journal, Marianne, signé par le directeur de l’époque, Maurice Szafran, l’accusant de « réhabiliter » Jean-Marie Le Pen et d’avoir basculé à l’extrême droite. Privé du droit de répondre, il démissionna et mourut d’un cancer quelques mois plus tard.

Pierre Péan, lui, a encaissé les calomnies, subi les chasses aux sorcières, et gardé chevillée à l’âme son éthique, celle d’un enquêteur qui ne s’était jamais pris pour un inquisiteur. Mais en un monde où chacun est sommé de choisir son camp, où l’immédiateté du slogan prévaut sur l’enquête au long cours, l’humilité de Pierre Péan devrait être la seule boussole d’un journalisme moribond."

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