Revue de presse

"Molenbeek, zone grise et obscurantismes" (Le Monde, 10 juin 16)

10 juin 2016

"Politiques, policiers, services de renseignement n’ont-ils vraiment rien vu à Molenbeek ? Il y eut pourtant, dès le milieu des années 1990, les reportages de journalistes alertant sur le développement de foyers radicaux dans cette partie déshéritée de Bruxelles. Comme, notamment, celui du Centre islamique belge, où furent endoctrinés les assassins du commandant Ahmed Shah Massoud, tué à la veille du 11 septembre 2001. Ayachi Bassam, le cheikh syrien qui dirigeait cette association fondée en 1997 et qui était un lieu de transit vers l’Afghanistan, y réunissait des dévots et des " scouts musulmans ". Il put, comme beaucoup d’autres, se mouvoir sans encombre durant des années dans cette cité de 100 000 habitants, à l’abri des policiers, invités à ne pas traquer les clandestins – ils étaient 5 000 à l’époque, selon les estimations –, à " relâcher les Arabes pour ne pas provoquer les musulmans " et à " toujours tenir compte de la politique ", comme l’affirme un enquêteur à Roger Maudhuy.

Cet historien d’origine belge qui est installé en France connaît Molenbeek, où il a vécu. Il y est retourné après les attentats de Paris, fomentés par un groupe qui avait ses racines dans la commune, et retrace " vingt-cinq ans d’attentats islamistes ". Car c’est bien depuis les années 1990 que la population immigrée qui y vit a été traversée par des courants fondamentalistes et extrémistes. Là aussi qu’ont vécu Abdelhamid Abaaoud, les frères Abdeslam, Mehdi Nemmouche et d’autres tueurs. Couplée à une situation sociale désastreuse, l’influence de certains extrémistes a évidemment été déterminante.

N’ont-ils donc vraiment rien remarqué, tous ceux qui dirigeaient la cité ? " On a longtemps vécu dans le déni, et le déni nous explose à la figure ", lâchait, en novembre 2015, après les attaques de Paris et avant celles de Bruxelles, Françoise Schepmans. La bourgmestre (maire) libérale de Molenbeek a pris les rênes de la municipalité après des décennies de gestion socialiste qui furent celles" du copinage, du clientélisme et des liens familiaux ", écrit Roger Maudhuy. Celles, aussi, de ce que l’auteur appelle " communautarisme " mais qui fut, surtout, un mélange de naïveté, d’aveuglement doctrinaire et de négation d’une série d’évidences : le développement d’une pensée radicale, la multiplication des mariages blancs ou des tensions, voire d’une claire menace terroriste, par l’intermédiaire des sites Internet ne dissimulant pas, à l’époque, leurs sympathies pour Al-Qaida.

Philippe Moureaux, ex-ministre, ex-vice président du PS, a dirigé Molenbeek entre 1992 et 2012. Cet homme de 77 ans, décrit " gentiment " par un de ses anciens collègues socialistes comme un " ancien adorateur des icônes staliniennes ", a aussi été mis en cause par son ancien directeur de cabinet. Ce dernier affirme qu’il a été " le relais inattendu des revendications les plus obscurantistes, roulé dans la farine par les “barbus”, idiot utile des forces moyenâgeuses de la commune "…

Dans une stratégie d’autodéfense présentée comme " sa vérité ", M. Moureaux a osé nier, après les attentats de novembre, que sa commune soit un repaire européen de djihadistes et a affirmé que, s’il avait été encore maire, il aurait sans doute été informé du " séisme qui se préparait ". Sa fille déclare, quant à elle, souligne M. Maudhuy, que son père est " le symbole d’un modèle de vivre-ensemble ", dont la pensée se situerait " entre le communautarisme londonien et l’hyper-laïcité à la française ". Catherine Moureaux, députée régionale, s’élève, au passage, contre l’interdiction du port du voile, qui relève selon elle du " fascisme ".

Vaste compilation – parfois un peu brouillonne –, le livre de M. Maudhuy ne livre pas de vraie révélation sur ce qui a conduit à une situation totalement délétère. Mais c’est précisément cette accumulation de faits et de témoignages parfois renversants qui devrait inquiéter, tandis que des politiques, des médias et des universitaires belges se soucient surtout de dénoncer le bashing dont seraient victimes un pays, une région et une ville qui feraient " ce qu’ils peuvent ". Ce qu’ils " peuvent " étant, à l’évidence, très insuffisant face à une menace dont le pays a tardé à prendre la mesure, surtout préoccupé par ces incessantes querelles communautaires, qui ont abouti à fractionner ses institutions, ses pouvoirs et ses budgets. Le tout entraînant un défaut évident dans l’exercice des missions régaliennes, dont la sécurité publique.

Depuis vingt-cinq ans, tous n’auraient donc rien vu ? Qu’ils relisent le courageux reportage En immersion rédigé en 2006 (!) par une jeune journaliste flamande, Hind Fraihi, de confession islamique et d’expression arabe [1]. Son récit aux allures prophétiques est aujourd’hui traduit et republié… en France. Bashing ? Non. Rappel cruel et anticipation de ce qui allait être révélé, non moins cruellement, dix ans plus tard. " L’enquête qui aurait dû nous alerter ! ", ainsi que la titre l’éditeur, raconte, dans un style dénué de fioritures, une tentative de démasquer Ayachi Bassam et, au-delà, les extrémistes musulmans de Molenbeek.

La journaliste y raconte ses rencontres avec des groupes qui tentent de propager le djihad, ses visites dans des librairies où des livres négationnistes côtoient ceux qui appellent au meurtre des Occidentaux, ou les prêches d’un imam qui lui hurlera d’enfiler une burqa si elle ne veut pas brûler en enfer. Elle détaille aussi comment des jeunes hommes sont approchés par " des hommes à longue barbe "dans les stations de métro. Mais également le propos d’un jeune dealer : " Sur le marché légal du travail, j’ai aucune chance. Mohammed de Molenbeek ? Si t’écris ça sur ton CV, Oussama de Tora Bora, c’est la même chose… "

Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, Correspondant)"



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