Riss, directeur de la publication de "Charlie Hebdo". 28 novembre 2021
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Jusqu’où peut-on supporter de vivre avec ce qui nous heurte ? Chaque jour, les médias relatent des violences de toutes sortes : maires tabassés par leurs administrés, femmes agressées dans les transports en commun, enfants violentés par des ecclésiastiques, élèves harcelés à l’école, professeurs menacés d’être décapités, vieillards maltraités dans leur maison de retraite, joueurs de foot de couleur victimes d’injures racistes dans les tribunes… On pourrait ajouter « dessinateurs menacés de mort pour avoir caricaturé un prophète ». Cet inventaire à la Prévert de menaces et de violences ne semble pas avoir de fin. La multiplication des caméras, des smartphones et des chaînes d’information qui scrutent vingt-quatre heures sur vingt-quatre le moindre événement anormal renvoie de nous une image insupportable et anxiogène. Jamais les activités humaines n’ont été autant observées. Jamais elles ne nous ont semblé aussi déprimantes.
Comme si cette liste de comportements « inappropriés » n’était pas assez longue, une nouvelle catégorie de violence a été inventée : les micro-agressions. Une micro-agression, ça peut être un mot qui heurte vos convictions, un comportement qui blesse une communauté, une représentation qui manque de respect à une minorité, et cela sans même que l’auteur en ait l’intention et s’en aperçoive.
Un bel exemple est celui donné par Rama Yade, qui vient de déclarer que « passer à Paris devant la statue de Colbert est une micro-agression ». Contrairement au viol, au meurtre, à la pédophilie ou au génocide, il n’existe pas de définition légale de la micro-agression. Il est déjà si difficile de poursuivre et de punir les comportements condamnés par la loi que la répression des micro-agressions semble utopique. D’autant plus que, contrairement aux crimes répertoriés par le Code pénal, les micro-agressions sont définies par nos seules émotions. Choquer ou blesser suffit à leur donner une existence morale, à défaut d’être légale.
Désormais, chacun d’entre nous est en mesure de rédiger son propre Code pénal, qui condamnera tout ce qui heurtera sa très grande sensibilité. Un Code pénal par citoyen. Une sanction par émotion négative. L’immensité des sentiments blessants provoqués par des micro-agressions donne le tournis et nous ferait presque basculer dans la folie.
On dit qu’il ne faut jamais contrarier un paranoïaque. Sa réaction pourrait être disproportionnée et menaçante à l’égard de celui qui aurait eu la maladresse de lui parler de travers. Avec le concept de micro-agression, on peut se demander si ce n’est pas toute notre société qui sombre lentement dans la paranoïa. On lit parfois des faits divers où un malchanceux a été tué pour un « mauvais regard ». Le concept de micro-agression s’inscrit dans cette logique d’hystérisation de la susceptibilité. Un regard mal interprété, un mot maladroit, une phrase comprise de travers deviennent des agressions insupportables qui autorisent tous les excès. On n’ose alors plus rien dire, plus rien écrire et plus rien dessiner. La liberté d’expression qu’on célèbre à tout bout de champ peut, en un instant, se retrouver dans le box des accusés.
L’écrivaine Svetlana Alexievitch rapporte cet échange entre un médecin et une femme qui avait combattu sur le front de l’Est, dont il venait d’examiner le coeur [1] :
« Quand avez-vous eu un infarctus ?
– Quel infarctus ? lui demanda la patiente.
– Vous avez le coeur couvert de cicatrices, lui répondit-il. »
Le stress des combats avait abîmé son coeur de manière irréversible. Au plus profond de son corps, elle avait subi des micro-agressions bien réelles, en combattant pour son pays et ses semblables.
Quand on écoute tous ces gens qui aujourd’hui se proclament agressés pour un oui ou pour un non, si attentifs à eux-mêmes, si éprouvés dès que la vie les contrarie, on se demande ce qu’ils seraient capables de supporter de douloureux pour le seul bénéfice des autres."
[1] La guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Alexievitch.
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