(Le Point, 3 oct. 24). Marcel Gauchet, philosophe, ancien rédacteur en chef de la revue "Le Débat". 5 octobre 2024
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Marcel Gauchet, Le Nœud démocratique. Aux origines de la crise néolibérale, Gallimard, 10 octobre 2024, 256 p., 20 €.
Lire "Aux sources du malheur français".
"Depuis quarante ans, l’historien n’a de cesse d’interroger la démocratie, de son avènement aux crises qui la constituent. Il publie aujourd’hui « Le Nœud démocratique » (Gallimard), où il analyse le mal qui ronge la France mais aussi l’Occident.
Propos recueillis par Saïd Mahrane
Il est l’un des intellectuels français les plus importants. Pas le plus tapageur ni le plus polémique, et c’est pour ces raisons qu’il faut le lire et l’écouter. Marcel Gauchet publie Le Nœud démocratique chez Gallimard, un livre décisif quant à l’analyse de la crise française – crise qui n’épargne pas non plus l’Europe et l’Occident. Grand penseur de la démocratie, le philosophe explore les tréfonds de nos structures collectives, ce qu’il appelle « l’infrastructure de l’infrastructure », pour expliquer les vertiges existentiels de l’homme moderne et unidimensionnel. Là où une explication économique pourrait paraître évidente à chacun, lui postule qu’il y a, à l’œuvre derrière le néolibéralisme, un phénomène beaucoup plus important qu’il étudie depuis plusieurs décennies : la fin du processus de sortie de la religion. Entretien.
Le Point : Dans ce livre, vous luttez contre les apparences, qui nous invitent, trop souvent, à tout expliquer par le poids d’une économie de nature néolibérale. Vous proposez donc une autre lecture de la crise existentielle qui touche la France, l’Europe et même l’Occident. Quelle est-elle ?
Marcel Gauchet : L’économie occupe le premier plan parce qu’on l’y a mise. Dans ce livre, j’expose les raisons pour lesquelles nos sociétés ont donné cette priorité à la dimension économique. Elle est un effet avant d’être une cause : c’est le renversement que je propose. La notion d’infrastructure a été la grande découverte du XIXe siècle. Elle s’est imposée contre la vision traditionnelle selon laquelle les idées commandaient d’en haut par l’intermédiaire des pouvoirs. On s’est aperçu que c’est le travail de la base qui comptait et qui dictait sa loi aux pouvoirs. J’explique qu’il y a encore autre chose qui sous-tend cette infrastructure : un mode d’organisation des sociétés. Pour le comprendre, il faut remonter au processus dont est née la modernité occidentale, à savoir la sortie de la religion. Il a consisté dans une rupture avec la structuration religieuse des sociétés qui a dominé le passé humain.
Nous n’avons pas pris, selon vous, toute la mesure de cette sortie. En avons-nous seulement conscience ?
La sortie de la religion a un prix : elle nous ferme à la compréhension de ce qu’a représenté la religion dans les sociétés du passé. Un passé qui continue d’empreindre la vie d’une grande partie des sociétés actuellement présentes sur la planète. La religion a été une manière de faire fonctionner les sociétés. Elle modelait les rapports sociaux. Elle organisait l’existence collective en assurant sa continuité au-delà de la naissance et de ses membres. Le fossé est vertigineux : depuis qu’elle existe, l’humanité a vécu religieusement ; pour nous, y compris pour les croyants, cette fonction n’existe plus. Les croyances personnelles restent, mais le rôle social a disparu.
Qu’est-ce qui s’est donc substitué à ce grand ordonnateur qu’était la religion ? L’État-nation ?
La sortie de la religion s’est étirée sur plusieurs siècles. Or l’événement historique que nous sommes en train de vivre depuis quatre ou cinq décennies, c’est l’achèvement de ce processus de substitution d’un nouveau mode de structuration à l’ancienne organisation religieuse des sociétés. Depuis le XVIIIe siècle jusqu’à une époque très récente, l’État-nation a paru effectivement capable d’encadrer l’existence collective, de nourrir l’adhésion des personnes, de définir l’axe de l’avenir et d’assurer la continuité des pays. C’est ce qui s’est effacé au profit d’une configuration nouvelle qui ne laisse apparemment en place que des individus et leurs droits. Sauf que c’est une illusion, parce que ces individus n’existeraient pas sans une organisation collective très puissante en profondeur. Les contradictions entre l’individualisme de surface et cette structuration sous-jacente sont la source dernière du trouble des démocraties dans tout le monde occidental.
C’est un processus qui a été voulu ou subi ? L’émancipation était un des grands mots et un des grands projets du XXe siècle…
Ni l’un ni l’autre. Bien sûr qu’il existait une grande aspiration à se libérer de l’aliénation religieuse et de ses séquelles. C’était l’âme du mouvement démocratique. Mais cette aspiration était rendue possible et praticable par la structuration collective sous-jacente. Le grand problème de la liberté, au fond, c’est qu’elle se pense sans conditions de possibilités, comme si elle était l’état naturel de l’homme. Nous vivons toujours sous l’autorité de la phrase fameuse de Rousseau : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » C’est le contraire ! Il n’y a pas de plus grande erreur. L’homme est né dans les fers, il s’y est forgé, parce qu’ils étaient l’étayage indispensable de sa survie sociale, et c’est avec beaucoup de peine qu’il s’en est dégagé. Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout du chemin, il s’en faut !
Quel est l’événement, dans notre histoire contemporaine, qui a agi comme une charnière ?
C’est un micro-événement à l’échelle de la grande Histoire qui a précipité de manière cataclysmique le remaniement de la structuration des sociétés à l’échelle du globe. Une toute petite charge a déclenché la grosse explosion : en l’occurrence la crise économique qui se déclare dans le sillage du premier choc pétrolier de 1973. C’est le vrai point de départ de la mondialisation. Parallèlement, en bas, se déploie une individualisation radicale des sociétés. En l’espace de dix ans, entre 1975 et 1985, se mettent en place une autre société globale et d’autres sociétés locales. C’est à ce moment-là que s’efface le rôle central que l’État-nation avait joué jusque-là dans la modernité, pour le meilleur et pour le pire. Entre la mondialisation par en haut et l’individualisation par en bas, ce niveau politique qui structurait la vie collective s’estompe. Les nations sont toujours là, les États aussi, mais ils remplissent d’autres fonctions. Une fois ces bases posées, la suite, jusqu’à aujourd’hui, a été le déroulement des conséquences. [...]"
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