"L’enseignement laïque du fait religieux" (CLR, 24 av. 18)

M. Seelig : "En Alsace et Moselle, les cultes et l’enseignement du fait religieux" (Colloque du 24 av. 18)

Michel Seelig, ancien professeur associé à l’université de Metz, spécialiste du concordat d’Alsace-Moselle. 30 avril 2018

"Qu’est-ce qu’un enseignement laïque du fait religieux ? Quels sont ses modalités actuelles et ses difficultés ? Quel forme pourrait / devrait être mise en œuvre demain ? Avec quels acteurs du monde de l’enseignement, avec quels moyens ?
J’espère ne pas avoir travesti par ces quelques questions l’objectif de notre colloque.
Dans ce contexte, mon propos pourra paraître décalé ! Il va en effet présenter le cas d’un territoire quelque peu exotique et, pour permettre d’appréhender la situation actuelle, il doit débuter par une rapide évocation historique…

La Révolution française n’a malheureusement pas pu donner un contenu concret aux fulgurances de Condorcet en matière d’instruction publique. Napoléon Bonaparte, Premier Consul puis Empereur, fait la paix avec l’Église catholique et inaugure une longue période où quelques cultes sont reconnus, salariés et subventionnés, mais aussi contrôlés par l’État.
Il me faut à ce propos rappeler que le Concordat de 1801 ne comporte aucune allusion à l’École et donc que la dénomination de « concordataire » pour désigner tous les régimes dérogatoires d’Alsace et de Moselle n’est qu’une facilité langagière…
La loi de 1808 créant l’Université impériale précise que « L’enseignement public dans tout l’Empire est confié exclusivement à l’Université. Aucune école, aucun établissement quelconque d’instruction ne peut être formé hors de l’Université et sans l’autorisation de son chef. Nul ne peut ouvrir d’école, ni enseigner publiquement, sans être membre de l’Université, et gradué par l’une de ses facultés. » Il est vrai que le décret du 17 mars 1808 sur son organisation dispose aussi que « Toutes les écoles de l’Université impériale prendront pour base de leur enseignement : Les préceptes de la religion catholique ; la fidélité à l’Empereur… etc. »
Sous la Monarchie de Juillet, en 1833, la loi Guizot impose la création de nombreuses écoles primaires, mais ouvre très largement la possibilité d’ouvrir des établissements privés et privilégie aussi l’enseignement religieux dans les programmes.
Enfin, en 1850, la loi Falloux reprend l’esprit des textes précédents en inscrivant l’enseignement religieux en tête des programmes scolaires de l’enseignement primaire. Elle accorde en plus aux représentants des cultes un pouvoir considérable de contrôle de toutes les écoles élémentaires.

Voilà la situation en 1871, lorsque du fait de la victoire militaire prussienne, les territoires qui forment aujourd’hui les départements de la Moselle et du Rhin deviennent allemands pour un peu moins de 50 ans.

Les autorités allemandes acceptent de maintenir un certain nombre de lois françaises, dont la loi Falloux, tout en l’expurgeant des modalités de contrôle de l’École par les cultes et renforçant en revanche le contrôle de l’État sur l’ouverture d’écoles privées.
C’est aussi un obscur texte allemand de 1887 qui étend à l’enseignement secondaire l’obligation d’enseigner la religion.

Après la victoire de 1918, la Moselle et l’Alsace redeviennent française et obtiennent le privilège de conserver de nombreuses lois en vigueur en 1918, et notamment celles imposant l’enseignement religieux à l’École.
Les lois dites Ferry et la loi de Séparation de 1905 ne s’appliquent donc pas dans les trois départements.

Je pourrais vous relater dans le détail l’évolution de cet enseignement religieux depuis 1918, que je résume ici succinctement :

  • 1) La durée des cours de religion au primaire est assez rapidement passée de 4 heures à une heure par semaine
  • 2) Une possibilité d’une dispense que peuvent solliciter les parents a été progressivement mise en place
  • 3) On est passé d’écoles strictement confessionnelles, catholiques, protestantes ou juives, à des établissements pluriconfessionnels
  • 4) Depuis 1974, les instituteurs sont dispensés de participer activement à l’enseignement religieux qui n’est plus délivré que par des personnes désignées par les cultes.
  • 5) Enfin, l’action déterminée du mouvement laïque a permis de faire évoluer l’attitude des autorités académiques qui ont cessé assez récemment de participer activement aux manœuvres prosélytes…

Toujours est-il que le Code de l’Éducation dispose encore qu’une des 24 heures hebdomadaires de l’enseignement primaire est obligatoirement consacrée à l’enseignement religieux, ce qui fait un total cumulé de 180 heures du CP au CM2.
Et, par un arrêt de 2001, le Conseil d’État a affirmé l’obligation pour la puissance publique d’organiser un enseignement religieux dans les établissements secondaires.

Voilà pour l’histoire et la situation juridique actuelle. J’y ajouterai un dernier élément : le Conseil constitutionnel dans une décision historique de 2011 a rappelé le caractère provisoire de tout ce que l’on appelle le droit local et a prononcé l’interdiction désormais de le faire évoluer, si ce n’est pour le rapprocher du droit général de la République.
Or, les sociétés alsacienne ou mosellane ont évolué comme toute la société française. Et c’est ainsi que l’on assiste depuis une quinzaine d’années à une désaffection très importante des familles. Le nombre d’élèves dispensés d’enseignement de la religion au primaire, longtemps inférieur à 20 % approche aujourd’hui les 50 %, en moyenne des 3 départements. Au collège, ils sont 80 %, au lycée 90 % et même 98 % en Moselle… Le score encore élevé du primaire est significatif d’une pression sociale dans le village ou le quartier…

Face à phénomène c’est, passez-moi l’expression, panique à bord chez les responsables des cultes catholiques et protestants, tout particulièrement en Alsace, où ils trouvent le renfort de nombreux élus politiques surfant sur un sentiment identitaire exacerbé depuis la récente réforme régionale…

Les cultes alsaciens ont alors imaginé une parade : s’approprier un enseignement du fait religieux qui serait, selon eux, si mal dispensé par les enseignants de l’Éducation nationale.

Ils ont élaboré un projet très construit dénommé EDII, Éducation au Dialogue Interreligieux et Interculturel.
Ce projet prétend dès son préambule s’inscrire dans le cadre des missions publiques de l’École telles que les a présentées le décret de 2015 sur « le socle commun de connaissances, de compétences et de culture » qui dans son annexe dispose que « Pour mieux connaître le monde qui l’entoure comme pour se préparer à l’exercice futur de sa citoyenneté démocratique, l’élève pose des questions et cherche des réponses en mobilisant des connaissances sur [notamment] les éléments clés de l’histoire des idées, des faits religieux et des convictions ».

Le dispositif proposé est totalement construit, avec un programme détaillé de la sixième à la terminale, un programme d’enseignement du fait religieux tel que peuvent l’envisager les responsables des cultes. Je retiens quelques titres de chapitre :

  • « approfondir les principes de la foi de quelques grandes religions » (en 5ème)
  • « aborder les grandes questions de la vie au regard des positionnements religieux » (en 4ème)
  • « identifier dans les religions les facteurs de paix » (en seconde).
  • Je m’interroge sur la manière de traiter le sujet « s’intéresser à la distinction entre savoir et croire » (en 3ème).

Toujours est-il que pas une seule fois n’apparaissent dans ces programmes les notions de liberté de conscience, d’agnosticisme ou d’athéisme…

Les cultes ont aussi conçu toute une organisation structurée, avec trois commissions :

  • celle des autorités religieuses dite commission de pilotage qui nomme les enseignants, valide le contenu des cours. Là seraient associés aux cultes reconnus (catholique, protestants et juif) des représentants de l’islam et du bouddhisme
  • celle des contenus et supports pédagogiques
  • enfin, un comité de parrainage où siègeraient les cultes, reconnus ou non, et des représentants de la puissance publique, préfets, recteurs, députés et sénateurs, du Conseil régional et des Conseils départementaux et, pour faire bon poids, des représentants des parents et des experts évidemment choisis pour leur compétence... Tout ce beau monde, dans le strict respect bien entendu de la neutralité de l’État aurait pour fonction, je cite, de se « faire l’écho des demandes politiques et sociales en matière de connaissances religieuses » et donc de rendre un avis sur les programmes…

Je rappelle que ce dispositif, s’il était validé par le ministère, pourrait s’inscrire à côté, en plus, de l’actuel enseignement confessionnel de droit local.
L’objectif des cultes est de cibler au départ les établissements, collèges et lycées, où le nombre de dispensés est le plus important, mais à terme c’est l’ensemble des établissements qui seraient concernés. Ils espèrent que ces cours soient de fait obligatoires pour tous les élèves, sans possibilité de dispense… Ils auraient obtenu l’accord d’un certain nombre de chefs d’établissement.

Cette initiative des cultes alsaciens ne doit pas être sous-estimée :

  • parce qu’elle a été validée par la très officielle Commission du Droit local d’Alsace Moselle
  • parce qu’elle fait l’objet d’une intense offensive médiatique, dans la presse locale, mais aussi nationale avec un récent article dans La Croix
  • parce qu’elle a été présentée au Président de la République lors de sa réception des représentants des cultes et au cabinet du ministre de l’Éducation nationale
  • en raison enfin d’un des aspects de l’argumentation développée par ses instigateurs, c’est-à-dire la possibilité de présenter aux élèves l’islam et le bouddhisme, qui ne bénéficient pas d’un enseignement officiel dans le cadre confessionnel fixé par le droit local. Cet argument, j’ai pu en juger, ne laisse pas indifférent certains élus politiques.

Le dispositif mérite un examen très attentif sur le plan constitutionnel : doit-il ou non être considéré comme une mesure élargissant une disposition du droit local à de nouveaux bénéficiaires (islam et bouddhisme), ce qu’interdit le Conseil Constitutionnel ?

Ce projet doit être combattu et pas uniquement par les acteurs du mouvement laïque mosellan et alsacien.
En effet, son application viendrait redonner de l’air à un enseignement religieux à l’école publique en train de perdre pied, notamment au collège et au lycée.

Mais, plus grave, sa validation par l’État serait le signe de l’acceptation de l’intrusion des cultes dans la définition et la mise en œuvre des programmes qui sont aujourd’hui ceux de l’enseignement public.

Je me dois de vous dire, que nous avons localement reçu un concours tout-à-fait inattendu : celui de l’évêque de Metz, en Moselle, qui s’oppose au projet alsacien car il veut conserver intact le caractère étroitement confessionnel de l’enseignement religieux…

Cela ne doit pas nous dispenser de tout mettre en œuvre de notre côté pour faire échec à la manœuvre des cultes alsaciens.

Cela ne doit pas non plus nous faire oublier l’objectif constant de notre action : la suppression du régime dérogatoire actuel.
Et si, à titre transitoire, un enseignement religieux confessionnel était maintenu au sein des établissements scolaires, il conviendrait d’obtenir quelques mesures de bon sens qui ont d’ailleurs été proposées en 2015 par l’Observatoire de la laïcité

  • la suppression de toute mention d’obligation de l’enseignement religieux dans les textes officiels
  • la sortie de l’heure de religion des 24 heures hebdomadaires dans les écoles primaires…"


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