Revue de presse / tribune

M. Canto-Sperber : « Des libertés et de quelques façons de les défendre » (L’Opinion, 13-14 mai 22)

Monique Canto-Sperber, philosophe, directrice de recherche au CNRS. 19 mai 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"Quel est le prix de la liberté  ? Et pourquoi la défendre  ? Dans la campagne présidentielle qui vient de s’achever, peu nombreux sont les candidats qui ont parlé des libertés. En revanche tous se sont engagés à œuvrer aux biens collectifs que sont la sécurité, la cohésion sociale, l’efficacité économique. Sans doute pensaient-ils que dans une société de prospérité, de justice sociale et de sûreté, la liberté va de soi.

La possibilité d’être libres au sein d’une communauté politique est l’un des défis que la pensée libérale a voulu relever. Les idées de société civile, de démocratie pluraliste, d’initiatives économiques décentralisées et de concurrence au sein d’un marché, comme celle d’une société ouverte où chacun a sa chance et parle librement en sont issues.

Toutefois, ce que nos sociétés deviennent et les types de gouvernement qu’elles se donnent paraissent de moins en moins en phase avec ces exigences. Face aux menaces terroristes, de nombreux États libéraux ont adopté des mesures qui vont de la surveillance massive à l’état d’urgence, bien éloignées des idéaux libéraux. Des gouvernements installent peu à peu des pratiques politiques – concentration de la décision et personnalisation du pouvoir – qui affaiblissent les parlements et bousculent les usages du libéralisme politique. En Hongrie, en Pologne, aux Etats-Unis sous Donald Trump, on a vu comment un État libéral peut se transformer dès lors que les contre-pouvoirs sont affaiblis, que la presse est moins libre et les moyens d’information contrôlés.

En France, il y a quelques semaines, la candidate du Rassemblement national à la présidence de la République annonçait qu’elle gouvernerait par referendum, ce que la Constitution ne permet pas, tandis que le leader de La France insoumise prône toujours la « désobéissance » à l’égard des traités européens, auxquels pourtant le peuple souverain a consenti. Et lorsqu’il s’agira de rationner des ressources rares en cas de pénurie, et d’imposer des changements de modes de vie pour éviter la catastrophe climatique, les contre-pouvoirs, les consultations et délibérations et autres exigences du libéralisme paraîtront comme autant de délicatesses hors d’usage, peu adaptées au monde qui vient.

Ce n’est pas tout. L’augmentation des inégalités ne permet plus guère de croire que chacun a sa chance dans une société libre. Quant au droit de penser et de dire ce qu’on veut tant qu’on ne viole pas la loi, il paraît bien dépassé face aux pressions et intimidations du progressisme militant. Enfin, les réseaux sociaux feront peu à peu de la protection de la vie privée une valeur qu’on peut changer au gré des cultures, comme le prédisait Mark Zuckerberg. Et si nous sommes conscients que les données que nous laissons derrière nous dès que nous achetons en ligne ou que nous consultons Google, permettront ensuite d’anticiper nos choix des consommateurs, ce n’est pas pour autant que nous nous abstenons d’y recourir.

Faut-il en conclure que les idéaux libéraux de société ouverte et de confiance, de pluralisme et de tolérance, de vie privée et de rationalité publique n’intéressent plus grand monde  ? Déjà au XIXe siècle, on trouvait le libéralisme naïf, on raillait sa conviction que le laissez-faire peut conduire au meilleur état du monde, forme laïque du quiétisme. A fortiori dans les sociétés administrées d’aujourd’hui, la croyance que de l’interaction des libertés jaillira un ordre viable doté de valeur politique et morale, tout équipé de régulations adaptées, paraît une vue de l’esprit sinon un acte de foi.

Devant ce désolant tableau, tous ceux qui ne veulent pas voir l’état des libertés se détériorer encore mettront la mobilisation et la résistance à l’ordre du jour. Il leur faudra s’armer intellectuellement, moralement et politiquement pour faire des libertés l’objet d’un engagement, non plus un donné ni une habitude.

L’idée de liberté libérale a contribué à la grande transformation économique et politique que fut la modernité occidentale. Cette idée était d’abord une innovation conceptuelle, apparue au XVIIe siècle après les guerres de religion, chez Thomas Hobbes puis John Locke, à savoir le postulat qu’il existe une puissance de penser et d’agir propre à l’individu, qui n’est ni bonne ni mauvaise et doit rester « de droit en dehors de toute compétence sociale », pour reprendre l’expression de Benjamin Constant.

Au moment de sa formulation, l’idée de liberté libérale fut un objet de scandale. Elle rompait en effet avec la conception antique de la liberté conçue comme capacité de soumettre ses désirs à la raison ou de se conformer à la vertu, elle rejetait les conceptions religieuses qui identifiaient la liberté à l’assimilation au divin et elle se détournait du républicanisme antique qui faisait de la politique le seul accomplissement humain.

Par contraste, le défi de la pensée libérale était de parvenir à établir qu’à partir de cette puissance propre à chaque homme, on pouvait édifier un ordre social et une communauté politique où les hommes soient libres et puissent vivre de façon pacifique. Sans reprendre le détail de cette construction philosophique, on peut en retenir que l’État a pour fonction de garantir les intérêts civils de l’homme (sa liberté d’agir et sa propriété) et qu’il détient le monopole de l’usage de la force. La société devient quant à elle le lieu du libre épanouissement humain, là où les hommes développent leurs intérêts, font du commerce, échangent leurs idées et concluent des contrats. Les philosophes du XVIIIe siècle ont multiplié les artifices conceptuels (« main invisible » chez Adam Smith, « insociable sociabilité » chez Emmanuel Kant, « passions compensatrices » ou « mécanique vertueuse ») pour expliquer comment des interactions sociales émergent les normes et institutions capables de régler la société pour la rendre autonome.

Surtout, le plus important pour les libéraux est que dans l’état social et politique, la liberté libérale reste toujours active. Même si le libéralisme moderne a intégré la Révolution des Droits de l’homme et l’installation d’un État Providence qui fournit aux individus les conditions de leur liberté (moyens d’existence pour les plus démunis, santé, éducation), cette conviction est restée inentamée. Et elle le restera, même s’il semble aujourd’hui nécessaire de réviser les dogmes du libéralisme censés en découler, comme la croyance que le marché rend libre (demandez à celui qui n’a ni diplôme, ni emploi ni ressource ce qu’il en pense) ou qu’une éducation accessible à tous produit une société de mobilité (alors que l’éducation publique, aujourd’hui en France, est l’une des moins efficaces et des plus inégalitaires d’Europe  !).

Car la persistance de cette liberté première, qui est le substrat de la liberté de croyance, de la liberté économique et de la liberté politique garantit encore aujourd’hui que « sur lui-même, sur son corps et sur son esprit, l’individu soit souverain », comme le disait le philosophe anglais John Stuart Mill.

À l’époque des réseaux sociaux, des systèmes de surveillance et des États pénétrant de plus en plus profondément dans la vie sociale, le prix de la liberté, a trait d’abord à cette conviction. Elle donne une raison de ne pas se laisser faire par ceux qui en matière de parole publique veulent imposer leur loi à tous, interdisant les mots qu’ils jugent sexistes, définissant les règles de ce qu’on peut dire et de ce qu’il faut taire, alors qu’en dehors de ce que la loi proscrit, la parole doit rester libre. Elle donne aussi un motif pour s’opposer au conformisme social des activistes de tous bords qui, au de ce qu’ils estiment être juste, veulent bannir les idées qu’ils n’aiment pas.

Un autre terrain de combat pour la défense des libertés est la rationalité publique, l’exigence de justifications et la préservation d’un débat libre. Le libéralisme prend les hommes tels qu’ils sont, avec la pluralité de leurs désirs, leurs intérêts et leurs calculs. La pire des sociétés serait celle où tout le monde serait d’accord sur tout et où il n’y aurait donc plus d’enjeu à développer les preuves et les arguments à l’appui de ce qu’on croit. L’idéal de conversation rationnelle suppose que tous les points de vue bénéficient d’une égalité de départ car dans le débat public, nul ne peut s’exprimer avec un haut-parleur qui rend inaudible ce que disent les autres. Il suppose également que les identités ne se substituent pas aux opinions, chacun justifiant ce qu’il dit à partir de ce qu’il est, car alors il n’y a plus de fluidité dans l’échange, plus d’influence réciproque ou de recherche de ce qui est commun, chacun restant rivé à ses appartenances.

Une troisième injonction dans la défense des libertés serait de se méfier des arbitrages trop vite faits entre les libertés et les biens collectifs. Une telle méfiance est nécessaire afin d’éviter que les restrictions de libertés ne deviennent un réflexe dès qu’on veut résoudre un problème, et une variable d’ajustement lorsqu’on ne sait pas quoi faire pour le résoudre, comme ce fut le cas avec la menace d’une loi établissant l’interdiction de manifester.

À titre d’exemple, la sécurité est une condition pour être libre, mais pour établir un juste équilibre, respectant la proportionnalité, entre restrictions de liberté et exigences de sécurité, deux conditions doivent être remplies : avoir l’assurance que ces restrictions sont efficaces et la certitude qu’elles ne portent pas atteinte de façon pérenne aux libertés fondamentales. C’est pourquoi le recueil systématique des métadonnées des conversations téléphoniques et électroniques que permet la loi Renseignement de 2015 suscite des questions : on ignore quel en est l’efficacité et le caractère massif de la collecte fait que chacun de nous devient un suspect sans le savoir, alors que nul ne doit être surveillé sans raison.

Enfin, le combat en faveur des libertés a trait à la liberté politique. Imaginons un instant que nous soyons gouvernés à la perfection par un pouvoir bien intentionné s’exerçant sans opposition et dispensé de prouver sa valeur dans la saine concurrence entre partis différents mais partageant des principes communs. Les élections existeraient, mais elles se réduiraient à choisir entre l’acceptable et l’impossible.

Vivant dans un tel État et bien que nous ayons la jouissance des libertés privées et publiques, ne sentirions-nous pas un manque  ? Précisément l’absence de la liberté politique, ou capacité de choisir ses gouvernants et de participer à la chose publique. Sans elle, même les meilleurs gouvernements ne sont jamais que des formes de « despotisme doux », comme disait Tocqueville.

La liberté politique s’exerce le plus souvent comme une force critique et modératrice par rapport au pouvoir, c’est pourquoi les gouvernements, même les plus libéraux, cherchent à l’amoindrir. Pourtant, elle est le facteur de cohésion du corps politique car lorsque les citoyens ne reconnaissent plus dans la vie politique la souveraineté qui leur revient, lorsqu’ils ont le sentiment de ne pas être associés aux décisions par leurs représentants, la conviction d’une dépossession politique l’emporte, portant des risques de sécession interne, d’abstention et de violence.

Les États libéraux ne sont pas innocents de l’affaiblissement des libertés. Lorsque leurs gouvernants ignorent les institutions de la liberté ou abusent du pouvoir politique, parce que c’est plus facile ou plus rapide de gouverner ainsi, ils préparent l’avenir où d’autres en abuseront à leur tour, qui seront moins bien intentionnés, moins éclairés, et qui trouveront pour les servir les habitudes de gouvernement, les éléments de surveillance des citoyens et le contrôle social que les libéraux eux-mêmes auront mis en place. Lorsque le libéralisme triomphe au détriment des libertés, il faut commencer à trembler et avoir à la bouche la formule de la Vulgate, reprise par le James Dedalus de Joyce, Non serviam."

Lire "« Des libertés et de quelques façons de les défendre » – par Monique Canto-Sperber".


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier L’Opinion, 9e anniversaire : La liberté, notre combat (13-14 mai 22) (note du CLR).


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