Revue de presse

"Les catholiques et la République" (J. Julliard, Marianne, 17 av. 15)

20 avril 2015

"Ce fut la vilenie de trop. Quand la RATP, sous prétexte de laïcité, renvoya dos à dos les chrétiens d’Orient et leurs assassins de l’Etat islamique [1], comme pendant la guerre les braves gens renvoyaient dos à dos les juifs et Hitler, un mouvement de sidération, que l’on n’attendait plus, secoua le pays tout entier. Les catholiques avaient beau être devenus les repoussoirs des beaux esprits et les souffre-douleur de la presse de gauche, non, décidément, le principe de précaution - ou plutôt de soumission - à l’égard du terrorisme islamiste allait trop loin : on n’allait tout de même pas faire payer aux Assyriens et aux coptes que l’on viole, que l’on égorge, que l’on crucifie, l’atteinte au mariage pour tous qui avait tout récemment élevé entre cathos et bobos un mur de détestation réciproque.

C’est un fait que, depuis une décennie, peut-être deux, les relations entre les catholiques et la République se sont singulièrement détériorées. On parle ici en termes de mentalités, c’est-à-dire d’évolution lente et quasi inconsciente, et non en termes de relations entre les institutions, qui sont devenues bonnes depuis que l’Eglise a accepté franchement le principe de laïcité, au point, aux dires de certain, d’en avoir fait une arme contre ses ennemis.

  • 1. La guerre entre l’Eglise et l’Etat au XIXe siècle

L’Eglise était - est-il besoin de le rappeler ? - avec la noblesse un des deux ordres privilégiés de l’Ancien Régime. Le catholicisme était religion d’Etat ; un impôt spécial - la dîme - lui était affecté pour subvenir à ses besoins. D’une certaine manière, le conflit avec la Révolution était inévitable ; on notera pourtant que lors des états généraux de 1789, c’est le ralliement du bas clergé au tiers état qui fit éclater l’ordre juridique et social de l’Ancien Régime et donna le signal d’une révolution unitaire et potentiellement démocratique.
Mais, loin d’aller dans le sens d’une séparation, les révolutionnaires, pour beaucoup catholiques et gallicans, voulurent imposer la subordination de l’Eglise au nouveau régime. La Constitution civile du clergé (1790) fut le point de départ d’une guerre ouverte qui, apaisée par le Concordat napoléonien et le retour à l’ordre ancien sous la monarchie censitaire, reprit de plus belle dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Le conflit, avivé par des papes réactionnaires et bornés qui, tels Pie IX (1846-1878), proclamèrent l’incompatibilité entre le catholicisme et les principes révolutionnaires, connut son apogée à la fin du siècle avec l’affrontement entre l’Eglise, dont les cadres supérieurs restaient attachés au royalisme, et les républicains dont certains ne cachaient pas leur volonté d’éradiquer le catholicisme de France.
La lutte fut violente : l’Eglise, notamment à travers sa presse, se mettant directement en travers de l’évolution ; la République répliquant par une série de mesures vexatoires qui infligées aujourd’hui aux musulmans pousseraient Edwy Plenel à se jeter du haut d’une falaise ou à demander l’asile politique à la Corée du Nord.

  • 2. La réconciliation du XXe siècle

Paradoxalement, c’est la loi de séparation de 1905 qui, appliquée avec intelligence par les républicains modérés, dont Aristide Briand, donna le signal de l’apaisement. C’est en 1914 que le monde a changé. Les trois guerres qu’a connues la France au cours du siècle provoquèrent un véritable rapprochement. La première, celle de 1914-1918, où la souffrance partagée des tranchées fit paraître bien dérisoire la lutte précédente entre cléricaux et anticléricaux.
La deuxième, celle de 1939-1945, où les catholiques jouèrent un rôle important dans la Résistance : Georges Bidault, démocrate-chrétien, succéda à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance, tandis qu’Aragon chantait la rose et le réséda, celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas [2].
Quant à la troisième guerre, la guerre d’Algérie, elle vit des catholiques, ceux d’Esprit, de Témoignage chrétien aux avant-postes de la lutte contre la torture, quand les socialistes Guy Mollet, Robert Lacoste, Max Lejeune se vautraient dans les horreurs de la guerre coloniale.
[...] Dès lors, les chrétiens, catholiques mais aussi protestants, jouèrent un rôle essentiel pour la reconstruction de la France et le renouvellement de la gauche. D’abord dans la planification à la française, voulue par le général de Gaulle et les forces économiques progressistes du pays, syndicalistes et patrons inclus. [...]

En un mot, il a existé à la fin de la IVe République et dans la période gaullienne de la Ve un ensemble de courants d’idées, de milieux sociaux, de personnalités, à l’intérieur desquels les catholiques de gauche ont tenu un rôle essentiel. Ils n’étaient pas seulement réconciliés avec la République, mais ils lui donnaient le ton. [...]

  • 3. Le désamour

Il n’est pas exagéré de dire que ce sont les milieux d’origine chrétienne qui, à la veille et aux lendemains de la refondation du Parti socialiste, ont infusé quelques idées nouvelles à un parti dont le logiciel était usé jusqu’à la corde. [...]

Qu’en est-il aujourd’hui ? On dirait que tout cet effort a été réduit à néant et qu’une France exténuée est retournée à l’état intellectuel qui était le sien à la fin du XIXe siècle. Que sont devenus les chrétiens de gauche ? [...]

Aujourd’hui, les chrétiens de gauche n’existent plus guère qu’à l’état de traces dans le Parti socialiste, ou dans les mouvements sociaux qui se situent sur sa gauche. Pourquoi ? Parce que les espoirs qu’ils nourrissaient d’une entrée en politique qui aurait permis une rénovation en profondeur de celui-ci sont retombés. « Ce que personne n’a vu venir, écrit Jean-Louis Schlegel en conclusion du livre A la gauche du Christ [3], c’est à la fois de l’euphorie économique, la désillusion à l’égard du communisme, la fin du cadre intellectuel et éthique de l’ère moderne. »

Et, à la place, sur les prémices de l’ère postmoderne : « consumérisme, individualisme, liberté sexuelle, technologies de la communication, mondialisation libérale... », les chrétiens-sociaux de l’ère précédente n’ont plus grand-chose à dire. Et les partis de gauche, encore moins. L’espèce de prothèse artificielle qu’ont constituée pour le Parti socialiste les courants modernistes issus notamment des milieux chrétiens a cessé de fonctionner. Le voilà revenu aux temps honnis de l’ancienne SFIO. D’où la tentation de renouer avec le vieil anticléricalisme face à une Eglise dans laquelle les courants conservateurs, mais aussi néoévangéliques, ont pris le dessus sur le vieux christianisme social. Et même, chaque fois qu’il se hasarde à critiquer l’intégrisme islamiste, de se servir du catholicisme comme pour s’innocenter de l’accusation d’islamophobie : certes, les crimes djihadistes sont abominables, mais l’Inquisition et les croisades le sont aussi... C’est ce qui s’appelle botter en touche. [...]

Cette situation est malsaine. Il est possible que la foi chrétienne soit en régression dans ce pays (qu’en savons-nous d’ailleurs ?). Mais il existe toujours, et de façon toujours aussi nette, ce qu’Hervé Le Bras et Emmanuel Todd appellent dans leur Mystère français [4] un « catholicisme zombie », c’est-à-dire une tradition culturelle vivace, qui survit à la disparition des pratiques traditionnelles. Le PS, qui à défaut de dirigeants possède un électorat catholique zombie important, celui par exemple qui lui a permis récemment de résister en Bretagne, aurait tort de ne pas en tenir compte. Non pour des raisons purement électorales, mais parce que, dans ce pays intellectuellement fatigué, il arrive que les anciennes croyances fassent printaner les idées nouvelles."

Lire "Les catholiques et la République".

[3Coécrit avec Denis Pelletier, Seuil, 2012, p. 583.

[4Seuil, 2013.



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