Jean-Paul Brighelli, enseignant, essayiste, auteur notamment de "La Fabrique du crétin" (Gawsewitch, 2005) 21 janvier 2015
[...] Entre l’"apartheid" que Manuel Valls a cru déceler en France, et les recommandations de François Dubet, le plus connu des péda-sociologues, l’homme qui a si puissamment contribué, avec Philippe Meirieu, à orienter la politique scolaire de la Grande Décadence, dans les années 1990-2000, on glisse tout doucement vers une France qui ne serait plus qu’une juxtaposition de communautés (ah que je hais ce mot !) qui se regarderont de biais.
Et les propositions de François Hollande, formulées ce mercredi dans le grand amphi de la Sorbonne, vont dans le même sens. Fin de la posture présidentielle. On en revient à chouchouter sa clientèle d’intellectuels autoproclamés et de "communautés" électorales. On peut toujours annoncer un renforcement de l’autorité des maîtres, et le retour au respect - mais dans le cadre laxiste de la loi Jospin ? On peut affirmer qu’on ne "sous-estimera pas" les "incidents" autour de la minute de silence - mais on ne les "amplifiera" pas non plus : moins de deux cents, a dit Mme Vallaud-Belkacem, qui y était sans doute.
Il nous faut désormais, dit Dubet, "tenir compte des caractéristiques culturelles, ethniques, religieuses du peuple français". Et il persiste et signe : "Il existe déjà un semblant d’"accommodements raisonnables" en France : dans les cantines, on offre un plat de substitution aux enfants ne consommant pas de porc, sans empêcher les autres d’en manger. Peut-être est-il l’heure d’aller plus loin ? Et en tout cas de réaliser que la France ne sera plus jamais 100 % blanche, hétérosexuelle et chrétienne. Et qu’un jour peut-être, nous ne serons plus inquiets qu’une jeune Française porte un voile si elle l’a choisi et paraît épanouie de le porter."
C’est sans doute ce qui a inspiré les propositions de François Hollande.
À tout poison, un contre-poison. Vendredi dernier, Jacques Julliard définissait l’intégration dans Marianne : "L’acceptation de règles communes, de moeurs communes, qui permet aux différences individuelles de s’exprimer sans remettre en cause la seule communauté acceptable, c’est-à-dire la communauté nationale". Et de rappeler que le judaïsme ou le protestantisme, longtemps en butte à une Église catholique sûre d’elle et dominatrice, "ont compris d’emblée que le statut d’indifférenciation que leur offrait la Révolution était pour eux un progrès et même un idéal".
Allusion, pour ceux qui, victimes de programmes sans cesse modifiés, n’ont pas franchement étudié 1789, à une phrase lancée alors par le comte de Clermont-Tonnerre : "Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus." Remplacez "juifs" par "musulmans", et vous avez la vulgate de ce que devrait dire un homme politique contemporain intelligent - il y en a. La religion est du domaine privé. La vie publique, en France, est laïque. L’école doit l’être aussi, elle doit être cette "forteresse" que voulait Jean Zay (citée par François Hollande avec la même conviction qui faisait citer Blum à Sarkozy en 2007) et cesser de dériver vers le conglomérat d’opinions imbéciles et d’intolérances juxtaposées qu’elle est en train de devenir.
Mais le Camp du Bien en sait davantage. Le Camp du Bien veut autoriser les menus et les horaires de piscine différenciés, les tenues vestimentaires qui ravalent la femme au statut de non-être, ou les programmes scolaires vidés de tout ce qui peut fâcher, la réécriture de l’Histoire dans le sens de l’auto-flagellation (ah, les horreurs commises par nos armées au cours de la colonisation / décolonisation ! Ah, l’esclavage ! Ah, la guerre d’Algérie !) et au mépris de la vérité (les Noirs et les Arabes mettaient les Noirs - et les Blancs - en esclavage, la colonisation a produit Senghor, et le massacre de 250 000 harkis, qui est à proprement parler un crime contre l’humanité, ce n’est pas l’armée française qui l’a perpétré, que je sache).
Ce qui fait de nous des êtres libres, c’est notre capacité à jauger les événements, à les comparer, à les analyser. On ne fait pas cela avec des certitudes, mais avec des incertitudes - parce que le vrai, le gai savoir, ouvre sans cesse des doutes, révèle des failles, nous encourage à la prudence - et à l’auto-ironie. La foi n’a aucun doute - mais elle n’a justement pour cela pas sa place à l’école. On n’aménage pas la laïcité : on "transmet les valeurs républicaines", comme le souhaite le chef de l’État, non par des prêches, ni en "éduquant aux médias", mais en enseignant Voltaire ou Diderot, en expliquant Darwin, en réfutant énergiquement les théories du complot sur le 11 septembre ou le 7 janvier, et en plongeant tous ensemble dans la piscine. Les querelles byzantines de la place publique sur le sexe des anges ou la "souillure" des femmes n’ont pas leur place à l’école. [...]
Il faut impérativement revoir les programmes, tous les programmes, non pas pour "comprendre" telle ou telle minorité, mais pour l’intégrer au concert républicain. L’école ne le fait plus ? Non, mais elle sait le faire, elle l’a fait des siècles durant. Elle a transformé les Burgondes en Bourguignons (et ce n’était pas si simple), elle a fait de Nabulione Buonaparte un empereur français, elle a donné à Aimé Césaire les armes intellectuelles pour devenir l’un des plus grands poètes du XXe siècle. L’école est parfaitement capable d’intégrer les musulmans, comme elle a intégré les juifs et les bouddhistes. Et ce sont les musulmans intégrés, éclairés, qui seront les mieux à même d’éradiquer leurs intégristes.
Et cela se fera en formant des maîtres vraiment experts - pas en faisant appel à des "groupes de volontaires" pour assurer le soutien scolaire, comme vient de le proposer François Hollande. Recrutés comment ? Et parmi qui ?
Aux questions précises, pas de réponses. Les soutiers restent dans la soute, et rament. Quelqu’un pour s’en étonner ?"
Lire "Brighelli : "Les accommodements raisonnables", tombeau de la laïcité".
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