15 mars 2013
"[...] Bergoglio lui-même est incriminé par plusieurs journalistes et chercheurs dans son pays pour avoir collaboré avec la dictature militaire entre 1976 et 1983. Le nouveau pape, de son côté, a toujours nié ces accusations, dont celle d’avoir facilité le kidnapping de deux prêtres au début de la dictature de Jorge Rafael Videla. Provincial (responsable) de l’ordre jésuite d’Argentine entre 1973 et 1979, il aurait dénoncé Orlando Yorio et Francisco Jalics, ou du moins implicitement permis leur arrestation.
Cette imputation a d’abord été évoquée en 1986 par Emilio Mignone, alors président du Centre d’études légales et sociales, une organisation non-gouvernementale de défense des droits de l’homme créée contre la Junte. Dans son livre Iglesia y Dictadura (« Eglise et dictature »), Mignone prenait l’exemple de Bergoglio pour illustrer « la sinistre complicité » de religieux avec les militaires, affirmant que le supérieur jésuite avait « donné son feu vert » pour l’arrestation des prêtres.
Disparus pendant cinq mois, Orlando Yorio et Francisco Jalics avaient mis en place une mission dans le quartier défavorisé de Bajo Flores. Bergoglio leur aurait demandé de partir à la veille du coup d’Etat militaire. Ceux-ci ayant refusé, il leur aurait intimé de quitter la Compagnie de Jésus afin de pouvoir lui désobéir.
Une semaine avant d’être arrêtés, ceux-ci s’étaient donc vus confisquer leur sacerdoce, un geste qui leur retirait la protection de l’Eglise. Après leur libération, seul Yorio avait accepté de s’exprimer sur la question. Interviewé par le journaliste (très anticlérical) Horacio Verbitsky, il affirmait que Bergoglio avait fait en sorte qu’aucun évêque de la région n’accepte de les rattacher à son diocèse, une fois privés de leur sacerdoce.
« Tous nous recevaient, se souvenait Yorio, depuis décédé, mais très vite, leur arrivait un avertissement qui parlait de graves secrets contre nous, ce qui les empêchait de nous accueillir dans leur diocèse. Quand on leur demandait pourquoi, ils nous répondaient qu’on devrait poser la question à notre Provincial. » Le prêtre ajoutait « douter que Bergoglio nous ait libérés, au contraire. »
Dans une tribune publiée ce jeudi matin, Horacio Verbitsky, l’un des premiers journalistes à relayer les accusations contre Bergoglio dans l’affaire des prêtres jésuites, cite un mail de la soeur de Yorio :
« Je n’arrive pas à y croire, il a réussi à faire ce qu’il voulait. Je revois Orlando dans la salle à manger de la maison qui me dit “lui, il veut être pape”. C’est la personne parfaite pour cacher la pourriture [du Vatican]. C’est un expert de la dissimulation. »
A cause de ces accusations, le chef jésuite devenu archevêque de Buenos Aires a dû témoigner au procès intenté au nom des deux jésuites contre la dictature, en 2010. Bergoglio s’est défendu en affirmant qu’il n’avait jamais mis les pieds à l’Ecole supérieure de mécanique de l’armée, le centre de torture militaire sous la Junte. Jalics et Yorio « savaient très bien qu’ils risquaient de finir dans un fossé », avait-il poursuivi face à l’avocat de l’accusation.
Dans le livre Le Jésuite : Conversations avec le cardinal Jorge Bergoglio, les journalistes Sergio Rubin et Francesca Ambrogetti avaient voulu savoir pourquoi l’ancien cardinal avait attendu si longtemps avant de réfuter les charges de collaboration faites à son encontre : « Je ne voulais pas jouer leur jeu, mais je n’ai rien à cacher », avait-il répondu.
Dans une inteview avec Verbitsky, Bergoglio a raconté que lors d’une de ses premières messes en tant qu’archevêque de Buenos Aires, il avait cherché à s’expliquer en tête-à-tête avec Mignone. Le président du CELS l’avait arrêté d’un geste de la main, lui demandant de ne pas l’approcher.
Autre chef d’accusation contre le nouveau pape : il aurait fermé les yeux sur l’enlèvement d’enfants de dissidents pendant la dictature. « Pourquoi ne citez-vous pas Bergoglio à comparaître ? », s’était enquise, lors d’un autre procès contre la Junte, Estela de la Cuadra, fille de la première présidente des Grands-mères de la place de Mai, la célèbre association qui cherche à retrouver les enfants volés aux victimes du régime militaire.
Estela, dont la sœur Elena est une « desaparecida », possède des lettres envoyées par son père à Bergoglio quand il était à la tête des jésuites. Il y demande de l’aide pour retrouver sa fille et sa petite-fille, celle-ci étant née après l’enlèvement. « Comment se fait-il qu’il prétende n’être au courant du vol d’enfants que depuis dix ans ? », demandait Estela à la justice argentine en 2011.
Encore une fois, l’ancien cardinal argentin a été appelé devant les juges. Les Grands-mères de la place de Mai viennent de mettre son témoignage en ligne : Bergoglio y confirme s’être entretenu avec le père de la Cuadra mais ne pas se souvenir qu’il ait été question d’un nouveau-né [PDF].
Dans une de ses réponses, il assure que « ce n’est qu’après bien des années, et à travers différents modes de communication, qu’(il a) appris qu’une des filles de M. de la Cuadra, nommée Elena, aurait accouché pendant sa captivité ».
Horacio Verbitsky porte un dernier coup à l’image du pontife avec son enquête El Silencio.
Publié très à propos juste après l’élection de Ratzinger au Saint-Siège, le livre raconte l’histoire de l’île du Tigre où les prisonniers du camp de torture de l’Esma avaient été cachés de la Commission interaméricaine des droits de l’homme à la fin des années 1970. Verbitsky rapporte qu’à l’origine, l’île appartenait à l’archevêché de Buenos Aires. Elle aurait été vendue à l’armée argentine, sous un faux nom, par un religieux alors secrétaire du vicariat militaire, Emilio Teodoro Grasselli. Encore une fois, Bergoglio nie avoir eu connaissance de l’existence de l’île.
Alors, compromis avec la dictature argentine, le nouveau pape ? Probablement pas plus que la hiérarchie religieuse du pays, passive, indifférente à l’horreur, sinon complice de la Junte. La morale peut condamner Jorge Bergoglio. L’histoire aussi : « Elle le montre comme quelqu’un d’opposé à toutes les innovations de l’Eglise, et surtout, pendant la dictature, on le découvre très proche du pouvoir militaire », a affirmé Horacio Mallimaci, l’ancien doyen de l’université de sciences sociales de l’université de Buenos Aires, au sujet de l’ancien cardinal argentin.
Mais la réalité de la vie sous la dictature argentine a placé beaucoup de monde dans une situation grise. Il était dangereux à ce moment de parler et de risquer d’être qualifié de subversif. Beaucoup, y compris des prêtres, l’ont fait et ont ensuite disparu, comme 30.000 Argentins.
Ceux qui, sans doute comme Bergoglio, n’ont pas fait un geste ont par la suite eu à vivre avec leur conscience. Ce n’est pas sans raison que l’église catholique argentine a fait des excuses publiques pour son incapacité à prendre position contre les généraux. « Nous voulons confesser devant Dieu, nous avons tout fait mal », a expliqué la Conférence épiscopale argentine en 2000.
Bergoglio, lui n’a jamais été accusé devant la justice argentine et n’a comparu que comme témoin ; il a répondu aux charges dont on l’incrimine, et a été décrit comme « libéral » par certains de ses pairs (même s’il n’a pas adhéré à la Théologie de la libération), notamment dans des câbles diplomatiques publiés par Wikileaks. Pour autant, sa nomination ne risque pas de calmer les scandales liés au Vatican."
Lire "Le pape François et la dictature argentine : un nouveau scandale menace le Vatican".
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