Revue de presse

Le cordon sanitaire qui ostracise le principal groupe de députés bafoue la démocratie représentative (J.-E. Schoettl, J.-P. Camby et P. Avril, Le Figaro, 23 juil. 24)

(Le Figaro, 23 juil. 24). Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin, et Pierre Avril, professeur des universités 23 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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« L’installation d’un cordon sanitaire dans l’hémicycle bafoue la démocratie représentative »

Par Jean-Eric Schoettl, Jean-Pierre Camby et Pierre Avril

TRIBUNE - Pierre Avril, Jean-Pierre Camby, et Jean-Eric Schoettl tous trois spécialistes du droit constitutionnel, jugent inédite et contraire à nos institutions la décision d’ostraciser le Rassemblement national des postes clés de l’Assemblée.

Pierre Avril est Professeur des universités
Jean-Pierre Camby est professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin
Jean-Eric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Au terme des trois premières journées de la session de droit de l’Assemblée nationale (18, 19 et 20 juillet), une question se pose : ne sommes-nous sortis de l’incertitude que pour mieux plonger dans l’errance ? Le dérapage institutionnel provoqué par la dissolution, qu’on pouvait encore espérer à peu près contrôlé le 18 juillet, s’est-il transformé en sortie de route le 19 et le 20 ?

Certes, et contrairement à ce qu’affirment ceux qui s’indignent d’un « déni de démocratie », la volonté populaire, telle qu’elle s’est exprimée les 30 juin et 7 juillet, n’a pas été frontalement bafouée. Mais cette conclusion ne vaut que parce qu’il est difficile de tirer des conclusions claires du scrutin. Méconnaît en revanche clairement la volonté populaire l’installation d’un cordon sanitaire dans l’hémicycle, qui ostracise le principal groupe de députés au mépris des règles élémentaires de la démocratie représentative, comme en violation de la lettre - et de l’esprit - du règlement de l’Assemblée nationale.

Cette mise en quarantaine de la minorité dite d’« extrême droite » jette aux orties les notions, patiemment construites, d’opposition, de pluralisme de courants d’opinion, de droit des groupes politiques. Que représente une Assemblée nationale dont l’armature n’est plus représentative de la diversité des opinions et n’est plus organisée en fonction du poids numérique de chaque groupe ? Et où une autre minorité, de gauche celle-là, est majoritaire au sein du Bureau de l’Assemblée ?

La consigne irréfléchie donnée à ses élus par l’état-major macronien - ne voter ni LFI ni RN au cours des journées des 18, 19 et 20 juillet et donc refuser toute répartition amiable des postes avec l’ensemble des groupes - conduit à des résultats à la fois mathématiquement déroutants, humainement choquants, démocratiquement inconvenants et contraires au règlement de l’Assemblée (qui, sur ce point, codifie les bons usages républicains et tire les conséquences d’exigences constitutionnelles). Quels résultats ? Une formation forte de 143 députés, pour laquelle a voté un électeur sur trois le 30 juin, est exclue des postes clés de l’Assemblée ; ses élus subissent le traitement qu’on réservait jadis aux pestiférés (ne pas s’en approcher, ne surtout pas les toucher) ; demain, ses amendements, faisant l’objet de la même répulsion, seront rejetés par principe.

Les responsables irresponsables de la macronie persistent ainsi, après le 7 juillet, dans leur aveuglement de l’entre-deux tours : s’allier objectivement à une extrême gauche qui coche toutes les cases des ligues factieuses d’avant-guerre (mépris de la démocratie représentative, culte de la force, goût de l’émeute, pouvoir personnel, démagogie, racialisme et antisémitisme) au motif de lutter contre un fascisme imaginaire. Ce totalitarisme-là, on le croyait disparu de notre univers politique depuis le 6 février 1934. Encore, à l’époque, n’était-il pas confortablement installé sur les bancs de l’Assemblée.

Qu’est-ce d’ailleurs que ce front républicain, sinon un syndicat de sortants qui, redoutant d’être dépossédés de leur emprise sur la chose publique, veulent continuer à se partager les places ? Quitte à se déchirer entre eux, le péril une fois passé, tant ils s’opposent sur l’essentiel : la politique à mener. En démocratie, les voix se comptent et ne se pèsent pas, dit-on justement. Mais comment ne pas se demander si les électeurs ont bien anticipé le vide sur lequel ils se prononçaient ? S’ils n’ont pas cédé à une panique artificielle, déclenchée par le camp présidentiel et relayée par le syndicat des sortants et toute la bien-pensance ?

Il n’est pas admissible de « débrancher » 143 députés au nom d’un cordon sanitaire qui n’a pas sa place dans l’hémicycle ou de la continuation d’un front républicain déjà irrationnel avant le second tour des législatives et devenu franchement névrotique après le 7 juillet. Tous les députés ayant été élus régulièrement, il n’y a aucune raison d’évincer des postes clés de l’Assemblée ceux qui en forment le principal groupe, alors surtout que le règlement de l’Assemblée prévoit dans plusieurs cas une composition pluraliste.

Qu’aucun des six députés élus vice-présidents le 19 juillet n’appartienne au RN, alors que deux sont des Insoumis, suscite le malaise. Et la situation à laquelle on parvient (12 membres du bureau sur 22, soit la majorité absolue, sont issus du NFP ; aucun du RN) méconnaît la lettre, comme l’esprit, de l’article 10 § 2 du règlement de l’Assemblée nationale, qui prescrit de « reproduire au sein du bureau la configuration politique de l’Assemblée ».

Il en serait de même de la Commission mixte paritaire (CMP) si la composition de celle-ci ne respectait pas les exigences de représentativité découlant de l’article 111 du règlement qui, là encore, prévoit que sa configuration s’efforce de reproduire celle de l’Assemblée.

La même volonté d’ostracisation du principal groupe de députés a inspiré, le 20 juillet, la constitution des commissions permanentes. Symptomatique est à cet égard la réélection de l’Insoumis Eric Coquerel, le 20 juillet, à la présidence de la commission des finances. Depuis 2007, le règlement de l’Assemblée réserve le poste à un député « appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition ». Le plus important des groupes s’étant déclaré d’opposition est le RN. Le poste lui revenait donc en bonne logique. Il est vrai que cette logique n’a pas été respectée en 2022 (déjà au profit de LFI). Mais le groupe LFI peut-il être à la fois un groupe d’opposition et le groupe principal d’une coalition majoritaire au bureau ? Le règlement de l’Assemblé nationale est donc au moins transgressé dans son esprit.

Notre trouble s’accroît avec l’attribution paradoxale du poste de rapporteur général à Charles de Courson, du groupe LIOT. Le rapporteur général de la commission est l’interface entre l’Assemblée et le gouvernement pour le vote des lois de finances. Ce poste, en bonne logique institutionnelle, devait revenir à un soutien du gouvernement, ce qu’un frondeur comme Charles de Courson ne sera jamais.

Les conséquences de l’élection d’Eric Coquerel à la présidence de la commission des finances et de l’attribution du poste de rapporteur général à Charles de Courson, tous deux hostiles à la réforme des retraites de 2023, ne seront pas négligeables. Le président de la commission des finances a en effet le pouvoir (et le devoir) d’opposer le fameux article 40 de la Constitution aux amendements parlementaires et propositions de loi « dépensiers ». C’est dire qu’il a notamment la capacité de faire échec à toute tentative de remise en cause parlementaire de la réforme des retraites. Or Éric Coquerel a refusé, sous la législature précédente, d’opposer son veto à des initiatives parlementaires dépensières, telles que la réintégration des personnels soignants antivax. Il a ainsi grippé ce mécanisme d’autodiscipline parlementaire essentiel qu’est le contrôle de recevabilité financière par la commission des finances. Le risque d’une initiative parlementaire réussie contre la réforme des retraites est d’autant plus grand que les formations qui se sont opposées à cette réforme en 2023 (gauche et RN) seront ensemble majoritaires dans la nouvelle Assemblée.

Yaël Braun-Pivet mesure-t-elle que toutes ces atteintes au pluralisme seront le péché originel de sa seconde présidence ? Et comment défendra-t-on l’autodiscipline parlementaire contre l’intrusion du pouvoir juridictionnel si l’Assemblée nationale s’affranchit de son propre règlement ? Un blâme moral, une déconvenue et le ridicule : voilà ce qu’on gagne à tricher avec la démocratie et à se coucher trop tôt.

Il n’est pas non plus admissible qu’un élu du peuple refuse de serrer la main d’un autre élu du peuple. D’autant qu’on doute fort que le nouveau bureau de l’Assemblée, dominé par le NFP, prenne les sanctions qu’appellerait la répétition de tels agissements. La démocratie est l’organisation du traitement des différends dans l’acceptation d’une règle du jeu commune et dans le partage d’un sentiment de commune appartenance. Pas de démocratie vivable, pas de démocratie viable, si on rejette l’adversaire politique hors de la communauté. Parce qu’il est la négation de la Res publica, l’abandon de la courtoisie républicaine ne relève pas du simple choc des opinions. En se livrant à une transgression symbolique aussi toxique que le refus de la main tendue, le « front républicain » ne protège plus qu’une cité sans valeurs, qu’un royaume en guerre contre lui-même.

Les pratiques observées les 19 et 20 juillet compromettent, outre le fonctionnement régulier de l’Assemblée, le devenir de nos institutions et les intérêts supérieurs de notre nation. Rappelons en effet que le Parlement est plus qu’une tribune ou que la caisse de résonance des passions politiques. Il est l’Institution qui exprime la volonté générale par le vote de la loi. Les atteintes au pluralisme enregistrées cette semaine, les blessures qu’elles ont ouvertes, ne sont pas propres à lui permettre d’exercer sa mission législative, à commencer par le vote de la loi de finances, avec la hauteur de vues et la sérénité commandées par la rigueur des temps. Les institutions représentatives ne jouent plus leur rôle régulateur quand, loin d’amortir les désordres, elles les amplifient.

La crise politique inconsidérément ouverte le 9 juin par la brutale décision présidentielle de dissoudre l’Assemblée devient petit à petit, comme on pouvait le craindre, une crise institutionnelle. Souhaitons qu’elle ne se transforme pas en crise de régime.


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