16 mai 2015
"Voilà bien l’un des effets les plus inattendus, les plus stupéfiants des attentats terroristes de janvier : la droite est en train de se rallier bruyamment à la laïcité, tandis que la gauche est en train de l’abandonner sur la pointe des pieds. Oh ! pas toute la droite, et pas toute la gauche... Sinon, je me demande bien où nous, à Marianne, nous pourrions nous loger.
Mais de grâce, pas d’hypocrisie : le chassé-croisé est bel et bien en cours : il y a aujourd’hui à gauche, des « laïcs-mais », et à droite, des « laïcs-désormais ».
Quant au point d’achoppement, il est clair que c’est l’islam, que c’est la place de l’islam dans la société. Cette gauche-là, sans le dire, et parfois en le disant, s’est convertie au communautarisme, c’est-à-dire qu’elle reconnaît pour légitimes à l’intérieur de la société des groupes d’appartenance ethniques ou religieux, et surtout qu’elle envisage d’en faire des sujets de droit.
Autrement dit, cédant à la pression de cette partie de la communauté musulmane qui entend conquérir une existence visible dans la société française, et surtout voir cette existence reconnue, avec des intérêts propres et peut-être demain des droits propres, elle accepte de facto une sorte de Yalta religieux, où la France se composerait dorénavant de communautés catholiques, musulmanes, protestantes, juives, athées, comme au Liban par exemple.
Tel est l’enjeu de la bataille engagée depuis un quart de siècle autour du foulard et aujourd’hui de la jupe, des prières dans la rue, de l’abattage halal, des repas dans les cantines scolaires, des programmes d’histoire et d’instruction civique dans les collèges et lycées, de l’apartheid sexuel dans les piscines publiques, etc. A peine un problème est-il résolu qu’un nouveau se présente et l’on peut faire confiance aux communautaristes de tout poil pour inventer de nouveaux impératifs « religieux » et mener une guérilla sans fin contre l’indifférenciation républicaine de la cité. Pour le moment, les autres communautés religieuses ont réagi avec beaucoup de sang-froid, voire parfois de connivence, mais on peut être certain qu’à terme la concurrence pour l’affichage des croyances religieuses s’accentuera et fera de l’espace public un grand champ de foire pour les intégrismes rivaux. A ce moment-là, les idiots utiles du communautarisme de gauche protesteront de leur bonne foi et crieront que l’on va trop loin : mais il sera trop tard ; ils auront joué leur rôle de crétins accoucheurs d’un monde qui n’est pas le leur.
A l’inverse, la droite et l’extrême droite qui ont longtemps penché du côté du communautarisme, notamment par solidarité avec l’Eglise catholique, sont en train de se convertir à la doctrine républicaine classique, celle qui ne reconnaît que les individus comme porteurs de droits, à l’exclusion des communautés de toutes sortes, qui sont totalement libres d’agir à l’intérieur de la légalité républicaine, sans être aucunement reconnues ou subventionnées. De ce côté-là, le risque est autre : c’est celui de transformer la laïcité en machine de guerre, non contre l’islamisme - ce serait légitime -, mais contre les musulmans eux-mêmes [1]. Cette tentation existe, comme elle exista jadis de la part de laïcistes acharnés contre le catholicisme.
Nous ne devons en aucun cas y céder. Et cela, le peuple français l’a parfaitement compris. A la différence de certains lanceurs d’alerte contre l’« islamophobie », comme Emmanuel Todd et Edwy Plenel, qui prennent leurs délires pour des réalités, les Français se sont comportés avec un sang-froid et une dignité admirables face à des attentats racistes qui avaient pour but de dresser l’ensemble du peuple de France contre sa partie musulmane. Tous, chrétiens, juifs, athées et même parfois musulmans, ont réagi en véritables laïcs, c’est-à-dire qu’ils ont refusé de communautariser les crimes contre Charlie Hebdo et le supermarché de la porte de Vincennes. Ils ont refusé de faire de l’islam le coupable et de tomber dans le piège qu’on leur tendait. Quand, au prix d’une sociologie dévoyée et infantile, Emmanuel Todd retourne contre les victimes le racisme des assassins, l’esprit est empli d’indignation et le cœur, d’accablement.
Le communautarisme est la négation de l’identité nationale au profit de l’identité des communautés qui sont censées la composer. C’est pourquoi il est un pistolet braqué au cœur de la nation. Je sais un gré infini à Caroline Fourest d’avoir, dans un livre lucide et courageux [2], exalté avec panache la laïcité à la française contre le relativisme anglo-saxon. Celui-ci consiste à s’incliner devant tous les tabous, afin de ne contrarier personne. La laïcité est au contraire le droit de les déranger tous, afin que chacun demeure libre.
Car ce qui menace aujourd’hui le monde, ce n’est pas le blasphème, c’est la censure, et sous l’empire de la menace et de la loi de la violence, l’autocensure. J’ai été souvent choqué par les dessins de Charlie. Mais je défendrai jusqu’au bout son droit à me choquer. Et, quand je vois des hommes de gauche prêter la main à la bigoterie communautariste, je me dis qu’il est temps de se révolter contre l’imposture."
[1] Voir “Ils ont volé la laïcité”, par Patrick Kessel (éd. Gawsewitch-Balland, 2012) (note du CLR).
[2] Eloge du blasphème, Grasset.
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