par Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, vice-président du Comité Laïcité République. 10 avril 2021
Le débat fait rage autour de la racialisation des enjeux sociaux, mouvement mis en évidence par le retour de la race dans le débat public, se traduisant entre autres, par la tenue de réunions non-mixtes, interdites aux blancs… La laïcité est dans ce prolongement largement remise en cause par ce mouvement, qui s’affirme avec des revendications identitaires très fortes entendant promouvoir les différences contre l’égalité républicaine qui y ferait obstacle. Plus encore, on entend ainsi substituer à la lutte des classes une lutte des races qui deviendrait la seule question importante. Aussi, le « Réseau social et laïque » [1], qui entend contribuer à construire de nouvelles réponses politiques, a organisé le 18 mars dernier un atelier/conférence sur ce thème, dont j’étais l’invité. Voilà le compte-rendu de mon intervention, qui s’est déroulée en visioconférence. Une initiative dont la seule volonté est de participer à éclairer les enjeux de la perspective politique pour ceux qui sont soucieux du lien entre combat laïque et combat social.
Introduction du thème
La laïcité est une construction sociale sur laquelle le combat social a eu un impact déterminant. Historiquement, la laïcisation de l’Etat vient non seulement de l’action de républicains éclairés, mais des grands mouvements populaires et des révolutions qui ont fait avancer les libertés (abolition de l’esclavage, liberté de conscience, droits sociaux ouvriers, droits des peuples et rejet du colonialisme…). La racialisation de la question sociale questionne ces progrès et la pensée émancipatrice et universaliste transmise par la philosophie et la pratique de la lutte de classe, qui a donné au peuple la première place comme moteur de la transformation sociale.
Histoire de la laïcisation de l’Etat et mouvement révolutionnaire
La laïcisation de l’Etat est un long processus historique, dont les débuts, que l’on peut considérer comme remontant à l’antiquité grecque, puisque l’on y voit s’affirmer pour la première fois l’autonomie du politique, a surtout connu une accélération décisive avec la Révolution française où le peuple a joué le premier rôle, puis au tournant du XIXe siècle, avec la Révolution industrielle, qui a donné lieu à la naissance des classes sociales, prolétariat et bourgeoisie, berceau de la question sociale. S’est constitué un mouvement révolutionnaire en France, qui s’est donné des revendications à buts universels détachées de toute référence religieuse, à l’opposé d’une Eglise catholique au service de l’ordre moral d’un capitalisme sans concession, menant une exploitation forcenée, terrible. Le cléricalisme a aussi été ressenti jusqu’au cœur de l’entreprise comme instrument de domination où il fallait être un bon catholique, parfois même pour y être simplement embauché. L’émancipation passait à la fois par le combat social et le combat laïque.
L’impact de la lutte de classe
Pour Karl Marx, le préalable à toute critique est la critique de la religion. Pourquoi ? Parce qu’elle justifie l’ordre injuste sur la terre : les derniers, les pauvres, subissent des injustices considérées selon la foi chrétienne comme des épreuves imposées par dieu pour les éprouver, mais promis à être qualifiés les premiers pour le paradis, justifiant à jamais leur condition de misère... Les luttes sociales seront, comme à l’image du Front populaire, résolument laïques. On trouvera dès l’origine, dans le programme de Jules Guesde du parti ouvrier français de 1880, les grandes revendications sociales qui deviendront moins d’un siècle plus loin réalité commune, des droits de l’enfant à ceux de l’ouvrier, jusqu’à l’égalité des sexes et le rejet du racisme. L’Etat est ainsi devenu laïque, non seulement en raison des combats républicains, mais aussi du fait de l’importance prise par la question sociale en France, pétrie de soubresauts révolutionnaires. Il en a résulté, une République à la fois laïque et sociale. C’est parce que le peuple a su se rassembler par-delà les différences, d’origine, de couleur, de religion, de sexe, qu’il a pu peser assez en faveur de la conquête d’acquis sociaux dont nous bénéficions tous. Qui sont sans aucun doute, les plus avancés au monde encore aujourd’hui, malgré certains reculs. Marx a été conforté dans sa pensée après lui sur un point décisif, car le peuple s’est bien avéré le moteur de l’histoire, en périmant la place dominante de la religion comme instrument d’encadrement des consciences et de la vie des individus. Ce qui ne conteste en rien la liberté de croire ou de ne pas croire, de changer de religion, la liberté de conscience.
Déjouer la racialisation de la question sociale
Le mouvement de racialisation actuelle de la question sociale interpelle donc naturellement la laïcité. Car si la laïcité porte au-dessus des différences les droits et libertés, responsabilités communes, les divisions identitaires, la logique du droit à la différence d’abord les fait remonter au-dessus de tout. La pensée décoloniale, indigéniste, racisée, en un mot différentialiste, les promeut en opposant les blancs et les autres, sous prétexte que ces derniers seraient les héritiers d’un passé colonial dont ils bénéficieraient encore, en reproduisant les anciens rapports de domination coloniaux. On se demande bien de quels bénéfices on parle ici, concernant les ouvriers surexploités de la Révolution industrielle ou ceux d’aujourd’hui dont les enfants sont les moins nombreux dans les grandes écoles ! Comme le constate l’Observatoire des inégalités, à classe sociale égale, les enfants d’immigrés et de non-immigrés réussissent aussi bien, généralement moins bien que les autres. C’est donc la classe sociale qui prévaut d’abord, encore aujourd’hui, dans l’ordre des assignations sociales. Cette essentialisation des blancs est de même nature que l’essentialisation des cultures pour s’attaquer à l’égalité républicaine.
Renouer avec l’histoire révolutionnaire d’une France à l’avant-garde d’un monde nouveau
En fait, cette pensée nouvelle qui se présente comme émancipatrice, transforme les luttes sociales pour l‘intérêt de tous en luttes identitaires pour chacun selon sa différence, comme seule forme de reconnaissance. Ce qui ne peut conduire qu’à assurer la pérennité d’un ultralibéralisme pour lequel c’est l’application de l’adage « diviser pour mieux régner ». En réalité, c’est le multiculturalisme de séparation, de refus du mélange, qui est en train de prendre pied contre la République égalitaire, interdisant toute perspective de transformation sociale favorable au grand nombre. Pour autant, une alternative au système actuel semble incertaine, en raison de la crise du politique et de la représentation qui marque notre démocratie. L’expérience du socialisme réel (ex-pays de l’Est) a échoué, dont il reste à tirer tous les enseignements. Était-ce parce qu’elle ne sut pas être laïque ? Quel projet de société, idéal, pourrait-il être opposé à ce culte nouveau de la différence et rassembler ceux qui aujourd’hui ne voient dans la division, voire dans l’affrontement entre les uns et les autres, le seul choix pour exister ? Sans doute cela se joue-t-il du côté de ce souffle de la liberté qui ne s’est pas éteint depuis 1789, pour renouer avec le fil de l’histoire révolutionnaire d’une France à l’avant-garde de la conquête d’un monde nouveau, dont la laïcité alliée à la question sociale est devenue l’enjeu, plus que jamais, de notre temps.
Lire aussi "La racialisation de la question sociale est une impasse" (collectif, marianne.net , 23 juil. 20) (note du CLR).
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