Revue de presse

Djemila Benhabib : "Laïcité, facteur d’intégration et d’émancipation" (ledevoir.com , 1er oct. 12)

3 octobre 2012

"Pour des raisons historiques et politiques évidentes, le nationalisme québécois a toujours penché vers une forme de républicanisme, surtout depuis l’adoption, en 1982, du multiculturalisme par Pierre Elliott Trudeau. Cela a marqué la fin d’un Canada basé sur la culture de deux peuples fondateurs au profit d’une mosaïque des cultures symbolisée par des individus se référant principalement, sinon exclusivement, à leurs communautés d’origine.

Ainsi s’est dessiné le nouvel État national basé sur les droits individuels qui a sonné le glas du biculturalisme. La conséquence première de cette orientation a été la rétrogradation de la place des Québécois dans la Confédération qui sont passés de peuple fondateur à minorité ethnique. Une parmi tant d’autres ! Ce faisant, ce révisionnisme avait, à tout le moins, une intention inavouée : celle de tuer dans l’oeuf le mouvement d’indépendance du Québec qui commençait à prendre corps. [...]

Si le rejet du multiculturalisme a façonné depuis plus de trente ans un des critères distinctifs les plus sûrs entre souverainistes d’une part et fédéralistes de l’autre, cet antagonisme ne relève plus de la piété filiale. Force est de constater que la ligne de démarcation entre les deux postures est bien plus complexe.

En effet, il n’est plus rare que des fédéralistes critiquent vertement le multiculturalisme et son corollaire, la laïcité dite « ouverte », alors que des souverainistes s’en amourachent avec béatitude. C’est incontestablement sur le flanc gauche du mouvement souverainiste, principalement incarné par Québec solidaire, que cette conversion s’est fait sentir selon la croyance quasi mystique qu’insuffler du religieux dans le fondement du lien social est salutaire pour l’intégration des minorités culturelles. Comme si se livrer au chantage de quelques groupuscules politico-religieux pouvait être garant et, dans une moindre mesure, constitutif d’une quelconque démarche citoyenne.

Alors que le mouvement souverainiste a poussé au fil de son histoire dans une direction opposée à celle du multiculturalisme, le voilà quelque peu transformé par une de ses franges qui s’en imprègnent sans aucune gêne et sans toutefois l’assumer ouvertement. En d’autres mots, l’homo québécois serait une espèce d’homo canadien d’expression française, de préférence « de gauche », voué à reproduire le système qui nie sa propre existence.

Mais dans ces conditions, pourquoi alors se séparer du Canada si l’on veut faire du projet pays une sorte de prolongement politique anglo-saxon ? C’est précisément parce que le Québec n’est pas seulement un espace d’expression française, mais plutôt un espace organique d’existence et d’émancipation francophone, porté par un souffle de liberté qui a su inventer ses propres façons de faire et d’être, qu’il est porteur, encore aujourd’hui, d’un projet de société pertinent. Mais alors que faire ? Existe-t-il la possibilité d’un dépassement ?

L’État québécois, depuis la Révolution tranquille, a articulé son modèle autour de la déconfessionnalisation de ses institutions. Les services sociaux, la santé ainsi que l’école ne sont plus entre les mains des religieux. Force nous est de reconnaître que la laïcité prend racine dans notre mémoire collective et émane d’une volonté populaire. Après l’arrivée de René Lévesque au pouvoir en 1976, la prière à l’Assemblée nationale a été remplacée par un moment de recueillement et le drapeau du Québec a fait son entrée à la droite du fauteuil du président pour marquer le fait que nos élus évoluent dans un système différent de celui de Westminster, où il n’y a pas de drapeau.

A contrario, en Ontario, par exemple, pour mettre en lumière la démographie de plus en plus variée de la province, la procédure quotidienne de Queen’s Park a été modifiée depuis 2008. On a décidé de conserver le Notre Père et d’y ajouter d’autres prières : autochtone, bouddhiste, hindouiste, musulmane, juive, baha’ie et sikhe.

Au Québec comme au Canada, les rapports politiques et juridiques entre l’Église et l’État n’ont jamais été officiellement définis. C’est dire que les chartes et les textes constitutionnels québécois et canadiens ne contiennent aucune garantie attestant de la séparation de l’Église et de l’État. C’est en cela que le processus de laïcisation de l’État n’est pas encore achevé.

De plus, le Québec est soumis aux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’interprétation qu’en donne la Cour suprême. Ainsi, ces dernières années, des contestations juridiques pour motifs religieux se sont retrouvées jusqu’en Cour suprême, dont les décisions ont préséance sur les cours supérieures et font que la définition du cadre laïque échappe au Québec, qui n’a jamais cru bon de s’y soustraire en invoquant la « clause nonobstant ». On comprend dans ce contexte toute la mesure de la proclamation formelle du caractère laïque de l’État et de son enchâssement dans la Charte des droits et libertés de la personne.

La laïcité doit être affirmée comme principe qui structure l’État, qui fait partie de notre identité collective, au même titre que la langue française et l’égalité entre les sexes. D’ailleurs, en 2008, le gouvernement a modifié le préambule de la Charte afin de préciser que l’égalité entre les femmes et les hommes constitue un des fondements de la justice et que « les droits et libertés énoncés dans la présente Charte sont garantis également aux femmes et aux hommes » (art. 49.2). La même démarche doit être poursuivie en matière de laïcité.

Le fait que la liberté de religion serve à légitimer des interprétations intégristes comme l’a fait remarquer Claire L’Heureux-Dubé, ancienne juge de la Cour suprême du Canada, suffit à nous convaincre du bien-fondé de cette démarche. L’État ne peut prétendre à arbitrer la sphère religieuse. La puissance publique ne doit soutenir aucune option religieuse, spirituelle ou philosophique. En ce sens, les représentants de l’État se tiennent d’afficher une stricte neutralité et ne doivent arborer aucun signe religieux ostentatoire. Car représenter l’État n’est pas un droit, mais un privilège.

Comme l’a recommandé le Conseil du statut de la femme (CSF) dans son avis juridique sur la laïcité publié en 2011, la Loi sur la fonction publique doit être modifiée « afin d’étendre l’obligation de neutralité politique et le devoir de réserve aux manifestations religieuses nettement visibles ». C’est une position à laquelle souscrit le syndicat de la fonction publique québécoise et le Parti québécois. Dans cet avis lumineux, le CSF avait fait la démonstration qu’un Québec respectueux de l’égalité entre les sexes ne pouvait continuer d’avancer sur la voie de la « laïcité ouverte » et, par conséquent, recommandait le rejet de cette option.

La puissance publique doit défendre ce qui est commun à tous, ce que les religions ne peuvent pas incarner. Le « Nous » des croyants n’est pas un « Nous » citoyen, car il renvoie à un référentiel qui, par définition, exclut tous ceux qui n’y adhèrent pas. Le « Nous » citoyen, contrairement au « Nous » des croyants, est inclusif et universel, défini par un noyau de convergence résultant d’une majorité francophone ouverte à tous ceux qui souhaitent s’intégrer à elle pour en partager la langue, la culture et les valeurs. Et, pourquoi pas, la destinée !"

Lire "Laïcité - Facteur d’intégration et d’émancipation".


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