16 février 2016
"Les incidents, en majorité liés à l’islam, se multiplient depuis plusieurs années. Ils concernent des patients mais aussi des membres du personnel soignant. Face à l’approche prudente des directions d’hôpitaux, des chefs de service soulignent que la fermeté est souvent efficace.
Des parents qui récusent un pédiatre homme pour leur fillette de quelques jours seulement, des bénévoles catholiques qui s’invitent systématiquement chez tous les patients, des malades qui refusent de signer une autorisation de soins le jour du shabbat... Il est loin le temps où, à l’hôpital, les requêtes religieuses se résumaient à « pas de viande le vendredi » ! Alors que l’Observatoire de la laïcité s’apprête à publier son Guide de la laïcité à l’hôpital, les récriminations des patients apparaissent de plus en plus fréquentes et incongrues. Tout comme, d’ailleurs, les revendications des personnels. « On est dans une surenchère permanente, observe Isabelle Lévy, auteur de Menaces religieuses sur l’hôpital. Et pendant que des personnels hospitaliers s’épuisent dans d’interminables négociations avec les usagers, des vies humaines sont régulièrement mises en péril. » Ancienne secrétaire médicale à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), cette spécialiste des religions est aujourd’hui formatrice en milieu hospitalier. « S’il n’y avait pas de problèmes, je ne travaillerais pas !, lance-t-elle. Or mon agenda est déjà plus chargé qu’en 2015, et je suis désormais appelée jusque dans des petites bourgades paumées... »
Pour rédiger son rapport sur la laïcité, publié en juin 2015, la Fédération hospitalière de France (FHF) avait envoyé 1200 questionnaires. Seuls 172 établissements ont répondu. « Cela a permis de faire une petite photo, observe Frédéric Valletoux, président de la FHF. On a le sentiment que même s’il y a des cas qui font du bruit, les problèmes sont plutôt gérés. » Un tiers des établissements remonte des « problématiques » avec des usagers. Notamment des « demandes de prise en charge par des femmes uniquement » ou des « prières dans les espaces communs ou en chambre double ». Un cinquième seulement fait état de soucis liés au personnel : « affichage de signes extérieurs d’appartenance à une communauté religieuse » ou encore « difficultés d’organisation » lors de fêtes religieuses. « Assez peu de problèmes, mais pouvant créer de fortes tensions », synthétise Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité.
Gynécologue à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, le Dr Ghada Hatem a vécu « des moments un peu chauds ». « Il y a six mois, une femme enceinte est arrivée, saignant beaucoup, raconte-t-elle. Son mari s’opposait pourtant à ce qu’un homme l’examine : “Si Allah veut qu’elle meure, a-t-il lâché, eh bien qu’elle meure !” » Des maris qui, « au nom de la sacro-sainte pudeur », mettent en danger la vie de leur femme, « cela arrive souvent, commente Isabelle Lévy. Et certains n’ont pas hésité à lancer : “Ce n’est pas grave, j’en ai trois autres à la maison !” ». Autre souvenir, aux urgences, un jour de canicule : « Une femme, complètement déshydratée sous son niqab, devait absolument se voir poser une perfusion, rapporte un infirmier. Mais son mari m’a interdit de la toucher ! Puis, il m’a demandé de la piquer à travers le tissu... Mon supérieur a tenu bon, et le couple est reparti. »
Il y a aussi l’histoire de cette musulmane, chez laquelle on suspecte une tuberculose contagieuse, mais qui refuse une radio des poumons. On la rassure : elle sera prise en charge par une femme. Elle persiste : le cliché pourra être lu par des hommes, qui percevront la forme de ses seins... Résultat, s’agace Isabelle Lévy, « huit jours pour la convaincre. Huit jours d’hospitalisation aux frais de la Sécurité sociale sans recevoir aucun soin lié à la pathologie soupçonnée ». Parfois, « ils nous ont à l’usure, soupire une anesthésiste. Après avoir parlementé des heures pour obtenir que ma patiente se mette en tenue de bloc, je l’ai retrouvée en total look Belphégor. Je me suis dit : si elle est infectée, tant pis pour elle... ». Aux urgences de l’hôpital Avicenne, à Bobigny, une infirmière raconte accueillir « environ deux femmes en niqab par semaine ». « On leur demande gentiment de se découvrir le visage, rapporte-t-elle. En général, elles obtempèrent. Quant au mari, on lui dit fermement que s’il veut choisir le médecin, il faut aller dans le privé. Je n’ai jamais vu de problème. » Mais « plus oppressantes encore », poursuit l’infirmière, sont les familles des témoins de Jéhovah : « Pour être sûrs de ne pas être transfusés, ils arrivent à avoir des complices dans les banques de sang et jusqu’au bloc ! »
Représentante des usagers à l’AP-HP, Marie Citrini constate « l’apparition, depuis deux ans, de courriers faisant état de discriminations religieuses ». « En raison de la récurrence de certaines revendications, poursuit-elle, une vraie crispation s’installe des deux côtés, d’autant plus que les réclamations sont souvent portées par des organisations militantes comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ». Des chambres transformées en mosquées cinq fois par jour, des patients refusant de se faire laver par les soignants, des crèches de Noël dans les lieux communs, des médecins voilées refusant les patients de sexe masculin... voilà quelques extraits des derniers comptes rendus de sessions d’Isabelle Lévy. « Les grignotages de l’espace public par le religieux progressent, constate la formatrice. La plupart des difficultés sont liées aux musulmans. Ces situations ne relèvent pas de l’ordinaire hospitalier, mais il ne s’agit pas non plus de cas isolés. »
Du côté du personnel, le « grignotage » est également visible. Très réticente à communiquer sur le sujet, l’AP-HP le reconnaît à demi-mot. En témoigne cette note de décembre 2015, à l’attention des directeurs d’hôpitaux, signée du directeur général, Martin Hirsch. « Nous avons été saisis par plusieurs d’entre vous de demandes visant à ce qu’une instruction claire concernant les tenues vestimentaires des personnels soit donnée, écrit-il, rappelant au passage le récent rejet, par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), de la requête d’une employée voilée. Le port de la charlotte ou de tout autre couvre-chef ne doit pas être admis en dehors des lieux dans lesquels ils sont préconisés. Il en est de même des vêtements couvrants. »
Des stagiaires voilées, cette chargée des ressources humaines dans un établissement parisien en voit « de plus en plus chaque année ». « Ça reste à la marge, mais cela nous interpelle tout de même, confie-t-elle. Parfois, elles trichent en mettant un bandeau, une charlotte… le plus compliqué à gérer, c’est le personnel intérimaire venant du Maghreb : je me souviens avoir fait des remontrances à des médecins voilées portant des manches longues, sans succès ! On se dit que de toute façon elles vont repartir bientôt, mais en attendant, l’effet est dévastateur sur nos étudiantes… » À l’université, « de plus en plus de mes étudiantes portent le voile et sont dans la revendication, constate justement un professeur de chirurgie. Certaines disent vouloir devenir généralistes et ne s’occuper que de femmes... ». Au syndicat SUD d’Avicenne, on déplore quelques entorses à la laïcité : « Les élèves infirmières vont déjeuner au self voilées, indique une déléguée. On l’a signalé plusieurs fois à la direction, mais on nous répond que c’est compliqué... » L’AP-HP n’a pas autorisé la direction d’Avicenne à parler au Figaro.
Dans un autre hôpital, c’est un obstétricien catholique qui déroge à la laïcité. « Ce spécialiste des grossesses pathologiques n’a pas encore annoncé à une patiente qu’elle attend un enfant polyhandicapé, indique Isabelle Lévy. Il pense qu’à quatre mois de grossesse, la patiente hésitera à demander une interruption thérapeutique de grossesse. Tout le personnel est au courant, mais personne n’ose rien dire... » Lecture de la Bible ou du Coran, prières ostensibles avec tapis ou encore thé à la menthe en salle de stérilisation, là encore « tout le monde se couvre, témoigne une infirmière. Même si on craint toujours un accident lorsqu’un collègue abandonne son poste pour aller prier, si on proteste, ça se retourne contre nous : les chefs de service ont trop peur des grèves ou d’être traités d’islamophobes ».
Libanaise arrivée en France il y a plus de trente ans, le Dr Ghada Hatem défend « une laïcité non négociable. Ni avec le personnel, ni avec les étudiants en médecine ». « J’ai vu les signes religieux ostentatoires se multiplier, alors que dans mon pays il n’y en avait pas autant, souffle la gynécologue... C’est douloureux d’être rattrapée par tout cela ! » Pour elle, « il ne faut pas s’embarrasser de précautions qui n’ont pas lieu d’être » : « Je fais signer une charte de la laïcité dès la première prise en charge, explique-t-elle. Et si une femme suivie pour une stérilité refuse une échographie effectuée par un homme, on arrête le traitement. » Ancien membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), le Pr Sadek Beloucif, professeur d’anesthésie-réanimation, préconise le dialogue : « Si je peux respecter la pudeur, je le fais, assure-t-il. Mais dans l’urgence, nécessité prévaut. Si une femme me récuse en tant que médecin homme, je lui explique qu’elle m’insulte : cela signifie qu’elle me soupçonne d’être animé d’une pensée concupiscente à son égard ! Résultat, dans mon hôpital, les problèmes réels se comptent sur les doigts de la main. »
Même approche chez le Pr Jean-François Oury, chef du service gynécologie-obstétrique à l’hôpital Robert-Debré. Après son agression, en 2006, par un mari violent, « on a beaucoup travaillé à désamorcer tout conflit, indique-t-il. On explique le fonctionnement du service dès le départ : à 3 heures du matin, si le chef est un homme, eh bien c’est un homme ! ». Le Pr Bernard Debré, ancien chef du service d’urologie à Cochin, approuve : « Quand il y a des problèmes, c’est l’autorité du chef de service qu’il faut montrer, pas des guides ou des affichages ! » La fermeté, voilà le secret, abonde un médecin dans un hôpital de banlieue : « Comme nous n’avons jamais cédé aux exigences loufoques, cela se sait, et les plus religieux évitent notre établissement. » À Robert-Debré, le Pr Oury constate lui aussi qu’« alors qu’on avait très régulièrement des patientes en niqab, on n’en a presque plus ». « Le signe que cela va mieux ?, s’interroge-t-il. Ou bien qu’elles vont ailleurs ? »"
Comité Laïcité République
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