Par Jens Christian Grøndahl, écrivain danois. 15 février 2015
"Cela fait longtemps que je n’ai pas vu Flemming Rose, le journaliste du Jyllands-Posten qui, à l’époque, décida d’imprimer les caricatures de Mahomet. Nous nous croisions de temps en temps sur les pistes cyclables de Copenhague et nous bavardions un moment avant de repartir chacun chez soi. C’est l’un des avantages de vivre dans une petite capitale, en plus de pouvoir se rendre à vélo partout. Chez nous, la société ouverte est aussi facile d’accès.
Personnellement, je n’ai jamais eu une position politique marquée, mais de l’avis de mes amis situés à gauche, Flemming Rose est une voix de droite. On se montrait solidaire de sa liberté d’expression fondamentale, mais on trouvait que c’était une mauvaise idée de publier ces caricatures. On oubliait la cause première de celles-ci : la peur qui avait empêché un auteur de jeunesse connu de trouver un illustrateur pour son projet de livre sur la vie du Prophète. On prenait ses distances avec les caricatures perçues comme une insulte délibérée à l’encontre d’une minorité faible et vulnérable, et on relativisait la menace de violence - il n’y avait qu’une poignée de fanatiques -, pour souligner sa sollicitude multiculturelle à l’égard des sentiments des croyants.
Au fil des années, ma position a été pareillement « nuancée ». Bien sûr, on ne pouvait pas graduer la liberté d’expression, mais on avait également le droit de ne pas apprécier ces caricatures - et, ce, au nom même de la liberté d’expression. J’étais rebuté par ce que je percevais comme forcé et presque inquisiteur dans l’initiative du Jyllands-Posten : « Tenez, prenez ça, vous, les musulmans ! Et vous en dites quoi, hein ? Nous devrions avoir peur, nous ? » Et en fait, oui. Depuis lors, ce journal est devenu une véritable forteresse. Un des dessinateurs a survécu à une tentative d’attentat uniquement parce que les services de renseignements avaient installé chez lui une pièce sécurisée supplémentaire. Flemming Rose et lui vivent actuellement sous protection policière permanente.
Après le massacre à Charlie Hebdo, il m’est venu à l’esprit que Flemming Rose s’était retrouvé très seul malgré les déclarations de solidarité de principe. Aujourd’hui, j’ai honte quand je repense à tous les petits « mais » à la solidarité, à ces petites réserves au nom d’une sensibilité religieuse que l’on ne partage pas. Ces réserves peuvent être maintenues seulement si l’on pense que les dessinateurs assassinés l’ont un peu cherché, ou que Flemming Rose porte une responsabilité indirecte dans ce qui est arrivé aux victimes lors des manifestations dans la rue arabe. Que l’on est coresponsable de la peur qui fait désormais partie de notre quotidien.
Flemming Rose a été d’une honnêteté stupéfiante lors d’une interview à la BBC, après que le Jyllands-Posten a décidé de ne pas publier les dessins de Charlie Hebdo : « Oui, nous avons cédé. Parfois, l’épée est plus forte que la plume. » Sa déclaration est plus forte que de très nombreuses explications sur la liberté d’expression. Il constate que l’ouverture reste une question tant que les musulmans radicalisés sont prêts à la violence. Tant que le noyau dur des salafistes bénéficie d’une relative zone grise d’acceptation, d’une certaine compréhension - et d’une condamnation mesurée.
Si l’on considère que personne ne doit perdre la vie à cause d’un dessin, si l’on pense que les meurtres et les menaces ne peuvent pas être accueillis par la compréhension et par des circonstances atténuantes, il faut alors en tirer les conséquences, que l’on soit musulman ou non. Il faut défendre la distinction rigoureuse faite par la laïcité entre expressions publiques et sentiments privés, entre la vie publique du citoyen et la vie intérieure.
Cependant, la laïcité est un peu différente chez nous, au Danemark. L’église luthérienne est notre église d’Etat, et ce n’est pas un mince paradoxe, car un des chevaux de bataille de Luther était précisément la distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Cela n’a pas de conséquence pour la liberté de conscience et, en apparence, l’immense majorité des Danois est aussi laïque que les Français. Mais peut-être que l’absence de distinction entre religion et politique caractérise la manière dont nous nous comportons envers l’islam et l’intégration. Je ne pense pas seulement aux prêtres qui tendent la main aux imams et qui condamnent Charlie Hebdo, tout en condamnant les assassinats. Je pense en particulier à la gauche où la position répandue est que, pour se différencier de l’extrême droite, il faut montrer une considération particulière.
Personne ne veut limiter la liberté d’expression, qui est garantie par la loi, mais le « ton ». Il s’agit peut-être d’une spécialité protestante : la justice exercée sur soi-même est encore plus intériorisée. Il s’agit d’avoir conscience. A gauche, on considère qu’il n’est pas bien de critiquer ou de se moquer de l’islam et l’on commet une erreur catégorique qu’une culture plus laïque ne commettra pas, à savoir confondre l’homme et la foi, les opinions de cet homme. On présuppose tacitement, d’une manière en fait condescendante, que la foi des musulmans devrait être plus indissociable de leur être que cela ne l’est chez n’importe qui. Ainsi, une attaque des conceptions religieuses doit naturellement être perçue comme une attaque des croyants. On oublie d’étendre aux musulmans ce qu’a dit Grundtvig, le plus grand prédicateur de l’Eglise danoise : « Homme d’abord, chrétien ensuite. »
Le ménagement excessif de la gauche n’est-il pas en réalité une forme d’apartheid intellectuel ? [...] Chacun sait que la laïcité est assiégée, mais je me demande si, pour reprendre les mots de Milan Kundera, les intellectuels danois ne risquent pas de finir comme « les brillants alliés de leurs fossoyeurs »."
Comité Laïcité République
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