2 janvier 2021
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"En commandant un rapport sur les discriminations internes et les images véhiculées par son répertoire, l’institution est devenue la cible d’une polémique : faut-il déprogrammer des œuvres, dont celles de Noureev ?
Par Ariane Bavelier
On ne parle plus que de ça. Alexander Neef, nouveau directeur de l’Opéra de Paris, voudrait supprimer Casse Noisette, La Bayadère et Le Lac des Cygnes. Même Marine Le Pen s’est fendue d’un tweet, accompagnée d’une vidéo du Lac des Cygnes, pour le pourfendre : « Voilà ce que de pseudo-progressistes, au nom d’un antiracisme devenu fou, veulent supprimer du répertoire de l’Opéra de Paris. Ça n’a rien à voir avec l’antiracisme, mais tout à voir avec l’obscurantisme. »
Un peu de bon sens ! Imagine-t-on un seul instant qu’une maison d’opéra supprime les ballets blancs qui fondent son répertoire, son patrimoine, ses recettes, son public et jusqu’à l’organisation hiérarchique de sa troupe ? « On ne va certainement pas déprogrammer les ballets de Noureev, qui a été un directeur de la danse si important », assure Alexander Neef. « Ces grands ballets sont la raison d’être de notre compagnie de 154 danseurs. » L’origine du scandale : une maladresse rédactionnelle dans le papier du M, le magazine du Monde, paru ce week-end sous le titre « La diversité sort des coulisses ». Alexander Neef y déclare : « Certaines œuvres vont sans doute disparaître du répertoire » à la suite d’une phrase de la journaliste évoquant le patrimoine des grands ballets laissés par Noureev. « J’ai relu mes citations mais pas su dans quel contexte elles ont été utilisées. Il est évident que dans tout répertoire lyrique ou chorégraphique, il y a des œuvres qui disparaissent parce qu’elles tombent en désuétude. Mais pas celles de Noureev qui restent nos succès d’aujourd’hui. » Devant le tollé, lundi, l’Opéra de Paris publiait un démenti sur son site : « L’Opéra de Paris souhaite clarifier un passage de l’article du “Monde M” et rassurer les spectateurs : il n’a jamais été question de supprimer les œuvres de Noureev du répertoire. »
De quoi est-il question alors ? Ce printemps, émus par la mort de George Floyd et l’affirmation du slogan Black Lives Matter, quatre danseurs, un chef de projet de l’Arop et deux barytons des chœurs, tous les sept métis français, nés d’un parent d’origine africaine, décident d’écrire un manifeste pointant l’absence de diversité au sein de l’Opéra de Paris. Les protagonistes y soulignent leur attachement à l’Opéra, qu’ils ne décrivent pas comme une institution raciste, et leur bonheur d’y travailler. En revanche, certaines pratiques blessent. Accepter d’avoir les jambes grises que donne le collant rose sur la peau brune, devoir apporter son maquillage car rien n’est prévu pour les peaux mates, se blanchir la peau pour se fondre dans la nuée des Willis ou des Sylphides, et puis peut-être, et puis surtout, de voir dans les rangs des artistes de l’Opéra de Paris et dans son public, tellement peu de personnes issues de la diversité…
Alexander Neef voit arriver sur son bureau ce manifeste intitulé de « De la question raciale à l’Opéra national de Paris ». Sur les plus de 1500 salariés de l’Opéra, moins de 300 l’ont signé, mais Neef s’en saisit. « J’étais très heureux de cette démarche. Un groupe de salariés a eu le courage d’approcher le nouveau directeur en lui disant : il y a un sujet dont nous aimerions vous parler d’une manière constructive et non conflictuelle. À l’époque, je devais prendre mes fonctions à l’été 2021. Nous avions un an pour réfléchir », dit Alexander Neef.
Né allemand et passé à l’Opéra de Paris du temps de Gerard Mortier, le nouveau directeur rentre de dix ans outre-Atlantique. Il a dirigé l’Opéra de Toronto et s’est frotté à ce débat sur la représentation des minorités si aiguë dans le Nouveau Monde. Elle est spécialement vive au Canada où elle se double de revendications sur l’appropriation culturelle. En 2018, le metteur en scène Robert Lepage a dû renoncer à deux spectacles, Slav et Kanata, au motif qu’ils utilisaient l’héritage de la communauté noire pour le premier, et indigène pour le second, dans un spectacle créé par des Blancs pour des Blancs. Il s’agit « d’anticiper ce débat sur la prise en compte de la diversité plutôt que d’être sur la défensive lorsqu’il se présentera », dit Martin Ajdari, directeur adjoint de l’Opéra. Neef nomme deux commissaires en charge de réfléchir au dossier : Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits et Pap Ndiaye, professeur des universités à Sciences Po, normalien, spécialiste d’histoire sociale des États-Unis et des minorités, auteur de La Condition noire. Essai sur une minorité française, et frère de la romancière Marie Ndiaye.
Leurs missions ? Elles sont au nombre de trois. Pour la première, « le recensement des difficultés intégrées au système de fonctionnement de l’Opéra qui sont susceptibles de caractériser des discriminations directes ou indirectes en raison de l’origine ». À savoir « l’accès aux rôles, la mise à disposition de produits de maquillage adaptés aux différentes couleurs de peaux, le coiffage des cheveux crépus, ou l’existence d’un matériel adapté ». La deuxième porte sur les carrières et vise « la recherche d’une plus grande égalité d’accès aux emplois et carrières artistiques, techniques, administratives pour les personnes issues des minorités visibles ». La troisième enfin porte sur« les conditions de représentation des œuvres du patrimoine et du répertoire, et notamment celles comprenant des rôles stéréotypés (qui ont historiquement pu donner lieu à la pratique, aujourd’hui abandonnée, assimilable au brown face, black face ou yellow face) véhiculant des clichés racistes ou des situations pouvant être perçues comme racistes ».
Suivent des réflexions sur le ballet blanc, la diversification des publics et des mécènes, et un examen des appellations historiques « Carré des négresses » situé au Palais Garnier, « danse des négrillons » dans le ballet La Bayadère. Dans les pâtisseries aussi, les « têtes de nègres » ont dû changer de nom, et il y a belle lurette qu’on ne grime plus Otello, mais quand même : le spectacle de répertoire repose sur l’interprétation de figures historiques !
« “La Bayadère” s’est faite sans “black face” ou “brown face”, et sans que les Ombres du corps de ballet aient le corps blanchi et personne ne s’en est plaint », fait remarquer Alexander Neef parlant du spectacle présenté sur la nouvelle plateforme de l’Opéra de Paris depuis le 13 décembre, et acheté depuis par 11.700 foyers. En 2015, Benjamin Millepied, venu lui aussi d’Amérique, avait provoqué une révolution en instaurant la même chose dans le même spectacle, appliquant là des mesures instaurées en Angleterre et aux États-Unis dès 2014. « Les pratiques du blackface, yellowface ou brownface témoignent aujourd’hui d’un manque de sensibilité, dans la mesure où elles blessent certains et que nos spectacles ne sont en aucun cas là pour blesser. On est à un niveau différent de compréhension de certains sujets nés dans un XIXe colonial où l’exotisme faisait rêver. Il ne s’agit pas de condamner la mémoire mais de contextualiser et de présenter le répertoire d’une manière réfléchie », poursuit-il.
Pas question de mettre les classiques au placard donc, juste les raconter d’une manière qui s’accorde au monde qui les regarde. L’usage remonte. C’est Gustav Mahler le premier qui avait semé le scandale, lorsqu’il dirigeait l’opéra de Vienne, en commandant une nouvelle scénographie pour les Noces de Figaro, Fidélio et Tristan et Isolde. Aujourd’hui c’est une forme d’évidence du côté de l’opéra perpétuellement mis en scène de manière à intéresser les spectateurs du moment. De la même manière, les grands ballets passent leur temps à être réécrits par des chorégraphes successifs, d’une manière adaptée aux physiques, à l’esthétique et à la virtuosité du moment. Voir un ballet de Petipa dans son jus et avec ses interprètes de 1900 serait insupportable aujourd’hui. « Même le Lac des Cygnes, ça n’est pas la Joconde », souligne Germain Louvet, danseur étoile.
Pap Ndiaye a assisté avec assiduité au travail des artistes. Dans les studios, et pendant les filages et les captations de La Bayadère à l’Opéra Bastille, il était là. « Il a une vraie humilité, il ne connaît pas le ballet, il pose des questions, il nous encourage quand on sort du plateau », dit Germain Louvet. Il passe aussi au crible la manière dont les autres pays traitent la question. Rien ne filtre de ses préconisations qui devraient être rendues autour de la mi-janvier. « On a le temps. Le scandale de ces jours-ci prouve qu’il faut garder de la hauteur pour obtenir des mesures qui soient l’issue d’un débat réfléchi », souligne Neef. « Je suis historien de formation et allemand, donc né dans un pays marqué au XX° siècle par une histoire difficile mais qui a su se redresser : en établissant des faits, en étudiant les circonstances et en déduisant la meilleure ligne de conduite. Attention : l’histoire allemande et surtout l’holocauste ne peuvent en rien être comparés à l’histoire du colonialisme français. Il ne s’agit évidemment pas de comparer les événements mais la méthodologie ».
Si certaines mesures relèvent du maquillage, du costume ou du vocabulaire, d’autres plus profondes touchent au recrutement. Le public ne s’étonne plus depuis longtemps d’applaudir à tout rompre une chanteuse noire comme Pretty Yende dans la Traviata mais on peut s’étonner de la voir triompher devant un chœur et un orchestre très majoritairement blanc. Pas même une personne de couleur dans l’orchestre, et six ou sept seulement dans le ballet où, depuis quarante ans, de grands danseurs de la diversité comme Jean-Marie Didière, Eric Vu-An, Charles Jude, Raphaëlle Delaunay, Kader Belarbi se sont distingués. Encore aujourd’hui, Sae Eun Park est première danseuse, et Letizia Galloni, sujet très bien distribué. Pour les musiciens, le recrutement vient des conservatoires. Le projet Demos mené par la Philharmonie de Paris y fera peut-être entrer à terme la diversité.
« L’Opéra de Paris pourrait entreprendre des démarches pour les chanteurs via l’Atelier lyrique et pour les danseurs, via l’École de danse », dit Alexander Neef. Ces formations d’excellence sont gratuites. Pour les danseurs, il s’agirait, comme le fait la School of American Ballet à New York, d’aller chercher les enfants de la diversité où ils sont et de voir s’ils ont à 8 ans la morphologie, l’ouverture de hanches, le cou-de-pied, la musicalité, le goût du mouvement pour envisager une carrière. Le documentaire On pointe, sorti pour Noël sur Disney+, raconte à merveille cet itinéraire. « C’est par hasard que j’ai découvert la danse à l’âge de 4 ans. En voyant le spectacle de fin d’année de ma sœur, j’ai demandé à rejoindre le cours d’éveil à la danse contemporaine, explique dans le magazine Néon, Guillaume Diop, 20 ans, un des quatre danseurs à l’origine du manifeste. À 8 ans, je suis entré au Conservatoire de danse classique. Ce fut mon premier choc culturel. Dans la classe, j’étais le garçon métis entouré de petites filles blanches. À 10 ans, j’ai intégré le sport-études du Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris. Deuxième choc et premières remarques racistes. Un camarade de classe m’a dit : “De toute façon, toi tu ne pourras jamais être danseur professionnel.” À la maison, mon père voulait que je fasse du foot comme tous les garçons et disait que la danse était un sport de Blancs. Au fond, il avait peur que je ne trouve pas ma place dans ce monde créé dans la cour de Louis XIV. Moi, je m’en fichais, j’avais envie de danser. »
« Les mondes lyrique ou chorégraphique ne peuvent pas ignorer les changements de la société, explique Alexander Neef. Il s’agit surtout de montrer notre capacité et notre volonté d’accueillir des gens qui ont du talent, quelle que soit leur origine. » Et de prouver une fois de plus que l’Opéra de Paris « reste une maison d’excellence », conclut Neef."
Lire "L’Opéra de Paris rattrapé par la bataille de la « diversité »".
Voir aussi dans la Revue de presse A l’Opéra de Paris, "la diversité entre en scène" (lemonde.fr , 25 déc. 20) dans la rubrique Opéra ; "Appropriation culturelle. Un spectacle sur les Amérindiens annulé au Québec" (Le Monde, 25 août 18) dans la rubrique "Appropriation culturelle" dans Liberté d’expression : culture (note du CLR).
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